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comme époux de la fille légitime du roi, M. le Duc son père, et le nouveau prince de Conti son cousin, ne les avaient pas. » Ainsi non seulement M. le Duc perdait le fruit de ses intrigues et de ses longs travaux, mais encore il semblait ravalé au même niveau que son cousin exilé. « Un noble, dit la Bruyère (1), s'il vit chez lui dans sa province, il vit libre, mais sans appui; s'il vit à la cour, il est protégé, mais il est esclave; cela se compense. >>

Bossuet, qui faisait la leçon aux grands de la terre et aux arbitres du monde; Bossuet, qui avait refusé de considérer la révocation de l'édit de Nantes comme une invasion militaire, et qui avait voulu apprendre à Louis XIV comment un grand prince, un Constantin ou un Théodose, se sert de son pouvoir pour ramener ses peuples égarés dans le giron de l'Église; Bossuet reçut aussi sa leçon, et d'autant plus sévère qu'il fut contraint d'applaudir avec son éloquence à son propre châtiment. M. de Meaux n'était pas un de ces courtisans qui ne songent qu'à leur intérêt particulier. Même en prononçant son sermon du dix-neuvième dimanche après la Pentecôte devant le roi à Fontainebleau, il avait uniquement en vue le bien de la religion; il n'en avait pas moins fait l'éloge de ce qu'au fond du cœur, il n'approuvait guère, de l'œuvre de Louvois, de l'édit de révocation blâmé par le pape. La famille du chancelier le pressa de faire son oraison funèbre. Bossuet aurait voulu s'en dispenser; mais l'archevêque de Reims ne voulut entendre aucune excuse. Fort avisé dans les affaires spirituelles et temporelles, il ne connaissait pas d'obstacle : il avait conduit avec plus d'énergie que de prudence le concile de 1681-1682 et entraîné les évêques beaucoup plus loin que Bossuet ne l'eût désiré. Il n'avait pas montré moins de zèle pour combattre l'hérésie et réduire les huguenots à entrer dans l'Église. Bref, il se croyait un grand seigneur et ses gens le croyaient encore plus que lui (2). Un jour, en 1674, le jeune prélat traversait Nanterre, lorsqu'il rencontra un homme à cheval: ses gens crient gare, gare! Le pauvre homme veut se ranger, son cheval ne le veut pas. Le carrosse et les six chevaux renversent tout ce qui se rencontre et passent par-dessus, si bien que le carrosse en fut versé. Le pauvre homme et son cheval se relèvent, remontent l'un sur l'autre et courent, pendant que le cocher et les laquais crient : arrête! arrête le coquin! « Si j'avais tenu (1) Chap. VIII, no 67.

(2) Mme de Sévigné, t. III, p. 491, 402.

ce maraud, disait l'archevêque, je lui aurais rompu les bras et coupé les oreilles. En 1685, il ne traita pas ainsi M. de Meaux, mais il exigea qu'il s'en remît à la volonté du roi. Sa Majesté ne trouva pas mauvais que M. de Meaux répétât, sur la tombe de feu M. le Tellier, ce qu'il avait si bien dit à Fontainebleau de la gloire de son règne. Bossuet se retira dans son diocèse pour faire la pénitence imposée (1). « Un esprit sain puise à la cour le goût de la solitude et de la retraite. » Au milieu de la cour, de ses actions turbulentes et de ses empressements insensés, notre philosophe s'était fait en lui-même comme une solitude où il se retirait pour goûter en silence le fruit de ses observations.

(1) Chap. VIII, no 101.

CHAPITRE XIV.

1685-1686.

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Oraison funèbre de Michel le Tellier par la Bruyère. Condé lui fait savoir comment il doit parler du duc de Bourbon. Le moraliste est obligé d'être très prudent. Tenue sévère de la maison du duc et de la duchesse de Bourbon à l'hôtel de Condé. — La Bruyère donnera des leçons à la femme comme au mari. Petit sermon du roi au duc de Bourbon; faveur des honnêtes gens et des gens de bien. Difformité du mariage de Mme de Maintenon. Émeute des paroissiens de Saint-Germain en Laye. Avantages et inconvénients du secret dans le gouvernement. Économie du roi et de Mme de Maintenon. Mme la Duchesse à Versailles fait répéter les leçons d'histoire à son fils, comme Condé l'avait fait à Chantilly. Joie de la Bruyère : il offre à M. le Prince de lui rendre compte des études de Mme la duchesse de Bourbon. — M. le Duc injurie son fils parce qu'il ne veut pas danser dans le ballet du Carnaval. Redoublement de sévérité religieuse : murmures des vieux courtisans. Le duc de Bourbon s'amuse aux petites mascarades chez Mme de Montespan. Condé semble oublié par son petit-fils; il avertit la Bruyère que l'orage approche. — L'oraison funèbre de Michel le Tellier par Bossuet n'eut aucun succès. La Bruyère se met en colère contre le duc de Bourbon, qui se moque de tout. Le jeune prince écrit à Condé : le grand-père pardonne. Le duc de Bourbon continue à rire de tout, même de ce qui fait pleurer les autres à la comédie, La Dauphine en est scandalisée. — Leçons piquantes, mais inutiles, faites à propos par le moraliste au prince nouveau marié.

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Il n'y avait plus qu'une seule religion en France, celle du roi. La politique de Louvois avait tout nivelé. La populace de Paris, sévère envers les faibles et docile aux violents, avait détruit le temple de Charenton. Les conseillers huguenots des cours souveraines ayant reçu défense de reprendre leurs séances après la fête de saint Martin, M. Herwart, du parlement de Paris, se convertit, et la plupart des autres conseillers huguenots commencèrent à se faire instruire dans

la foi catholique (1). M. d'Artagnan, major du régiment des gardes, alla avec deux cents soldats à Villiers-le-Bel près Paris; mais il n'y trouva plus que quelques débris des familles calvinistes qui y demenraient, le reste s'était enfui. Le lieutenant général de la police de Paris, M. de la Reynie, dévoué à Louvois, obtint la connaissance exclusive des affaires des huguenots, et ne leur laissa plus aucun moyen de s'échapper. La vieille Mme de Duras, mère des maréchaux de Duras et de Lorges, avait demandé la permission de sortir du royaume. Le roi la lui refusa; elle était huguenote si opiniâtre, que le chagrin, dit le grand prévôt de France (2), put bien avancer sa mort de quelque temps. « On fit sonder la fidélité de M. de Schomberg par une lettre anonyme : le roi essaya lui-même d'endoctriner M. de la Force. Le calvinisme ne pouvait plus exister ni à la cour, ni à Paris, ni aux environs. » Il était devenu ridicule, dit Mme de Maintenon, d'être de cette religion-là! — La révocation de l'édit de Nantes, qui devait coûter tant de larmes, était alors un sujet de joie et de triomphe. On était surtout frappé de la grande figure que prenait dans la mémoire des hommes le dernier chancelier, qui avait dressé le pieux édit de révocation. On vantait la fortune, la modération, le bonheur, et la mort si douce et si calme de feu Michel le Tellier, qui, après avoir travaillé jusqu'à son dernier soupir à la gloire du roi, s'était éteint en chantant les miséricordes du Seigneur. Les hommes les plus éloquents du royaume s'occupaient à lui élever des monuments impérissables, la Bruyère fit ainsi son oraison funèbre (3) : « Quel bonheur a accompagné ce favori pendant le cours de sa vie! Quelle autre fortune mieux soutenue, sans interruption, sans la moindre disgrâce? Les premiers postes, l'oreille du prince, d'immenses trésors, une santé parfaite et une mort douce. Mais quel étrange compte à rendre à Dieu d'une vie passée dans la faveur, des conseils que l'on a donnés, de ceux que l'on a négligé de donner, du bien que l'on n'a point fait, du mal que l'on a fait ou par soi-même ou par les autres; en un mot, de toute sa prospérité! »

Condé, qui avait de bonnes raisons pour ne point aimer Michel le Tellier, pensait sans doute comme la Bruyère : sa conscience ne se laissait pas gouverner, et les manières dures des dragons auraient révolté sa religion, s'il n'avait eu soin de l'établir sur les bases soli

(1) De Sourches, t. I, p. 330.

(2) T. I, p. 337.

(3) Chap. XII, no 77.

des d'une conviction raisonnée. Pendant le court séjour qu'il fit en novembre à Versailles (1), il fut accablé d'affaires, soit pour liquider la situation du prince de Conti, soit pour régler l'état civil des protestants qui étaient dans sa maison ou dans sa clientèle. Il eut cependant le temps de penser à la Bruyère et aux dangers qu'il pouvait courir. Avec la maligne curiosité du duc de Bourbon, avec la présomption de son âge qui ne respecte rien, avec le désir bien naturel à un prince qui a les grandes entrées de paraître un homme capable et instruit, on pouvait craindre que la Bruyère ne laissât échapper quelque révélation indiscrète qui, dans cette saison soupçonneuse, eût eu les plus funestes conséquences. Condé n'en parla pas à la Bruyère; il eût eu l'air de lui faire des reproches peu mérités. Il en chargea les révérends pères et leur commanda de veiller à ce que les serviteurs de M. le duc de Bourbon ne le compromissent point par quelque intempérance de langue : on ne pouvait être trop attentif dans la maison de Condé sur ce point délicat, au moment où M. le Duc venait de se voir exclu des grandes entrées. Condé partit pour Chantilly le samedi 24 novembre. Le 27, le R. P. Alleaume lui écrivit que le duc de Bourbon faisait assez exactement ses exercices, le matin au manège et l'après-dînée avec MM. de la Bruyère et Sauveur. Samedi dernier, nous ayant trouvés dans l'antichambre de Votre Altesse Sérénissime, environ une heure avant votre départ, il nous fit l'honneur de nous dire « Je m'en vais étudier ; je crois que je ferai mieux par là ma cour « à M. le Prince que d'attendre ici qu'il parte. Je vous prie de le lui té<<moigner, si vous le voyez. » Nous ne pûmes exécuter l'ordre qu'il nous avait donné, parce que Votre Altesse Sérénissime fut toujours accablée. Nous avons entretenu M. de la Bruyère sur ce que Votre Altesse Sérénissime nous avait ordonné. Nous l'avons trouvé très éloigné de ce que l'on pouvait craindre; la conversation finit par la manière dont nous devons tous parler de M. le duc de Bourbon : il nous parut avoir là-dessus le même zèle que nous. »

Comment fallait-il parler du duc de Bourbon? Était-ce comme le voulait le R. P. Innocent Talon? « Pour moi, disait-il, j'adore le maître de Chantilly; les deux cents jésuites de Paris disent amen. Les petits Pères de la résidence de Versailles ne parlent de Votre Altesse Sérénissime qu'avec des ravissements extatiques, de M. le Duc qu'avec louange et admiration, de M. le duc de Bourbon qu'avec les applau(1) Mss. de l'hôtel de Condé.

LA BRUYÈRE. T. I.

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