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du bien public; sa volonté, c'était la loi. Tout l'art de la politique se réduisait donc à faire concourir ensemble deux choses inséparables, le service de l'État et celui du prince. Mais combien ce concours était difficile à établir, à maintenir et à conserver!

Et d'abord (1) « que de dons du ciel ne faut-il pas pour bien régner! Une naissance auguste, un air d'empire et d'autorité, un visage qui remplisse la curiosité des peuples empressés de voir le prince, et qui conserve le respect du courtisan; du sérieux et de la gravité dans le public; de la brièveté, jointe à beaucoup de justesse et de dignité, soit dans les réponses aux ambassadeurs des princes, soit dans les conseils ; une manière de faire des grâces qui est comme un second bienfait; le choix des personnes que l'on gratifie; le discernement des esprits, des talents et des complexions pour la distribution des postes et des emplois ; le choix des généraux et des ministres ; un jugement ferme, solide, décisif dans les affaires, qui fait que l'on connaît le meilleur parti et le plus juste; un esprit de droiture et d'équité qui fait qu'on le suit jusques à prononcer quelquefois contre soi-même en faveur du peuple, des alliés, des ennemis ; une mémoire heureuse et très présente qui rappelle les besoins des sujets, leurs visages, leurs noms, leurs requêtes ; une vaste capacité, qui s'étende non seulement aux affaires du dehors, au commerce, aux maximes d'État, aux vues de la politique, au reculement des frontières par les conquêtes de nouvelles provinces, et à leur sûreté par un grand nombre de forteresses inaccessibles; mais qui sache aussi se renfermer au dedans, et comme dans les détails de tout un royaume; qui abolisse des usages cruels et impies, s'ils y règnent; qui réforme les lois et les coutumes, si elles étaient remplies d'abus; qui donne aux villes plus de sûreté et plus de commodités par le renouvellement d'une exacte police, plus d'éclat et de majesté par des édifices somptueux ; une profonde sagesse, qui sait déclarer la guerre, qui sait faire la paix et contraindre les ennemis à la recevoir; qui donne des règles à une vaste ambition, et sait, au milieu d'ennemis couverts ou déclarés, se procurer le loisir des jeux, des fêtes, des spectacles et cultiver les arts et les sciences; un génie enfin supérieur et puissant, qui se fait aimer et révérer des siens et craindre des étrangers... Ces admirables vertus, conclut la Bruyère, me semblent renfermées dans l'idée du souverain. Il est

(1) Chap. X, no 36.

vrai qu'il est rare de les voir réunies dans un même sujet (1) : il faut que trop de choses y concourent à la fois, l'esprit, le cœur, les dehors, le tempérament; de là vient que le monarque qui les rassemble toutes en sa personne ne mérite rien de moins que le nom de Grand. >»

Cet idéal d'un grand roi pouvait être le portrait de Louis XIV: on l'a cru, on l'a dit, on l'a écrit ; et cependant la Bruyère se garde bien de l'affirmer. Il était obligé de parler le langage convenu à la cour de Louis XIV, mais il réservait toute sa liberté de penser. Il conçoit même quelque chose de supérieur à un grand roi, c'est un très grand roi. Le signe particulier de cet idéal nouveau est bien remarquable (2): « Sous un très grand roi, ceux qui tiennent les premières places n'ont que des devoirs faciles, et que l'on remplit sans nulle peine : tout coule de source; l'autorité et le génie du prince leur aplanissent les chemins, leur épargnent les difficultés, et font tout prospérer au delà de leur attente.» Alors où donc est leur mérite? Les plus grands personnages deviennent des subalternes. Cet idéal pouvait être rêvé par les courtisans, par les flatteurs ; mais on ne l'avait pas encore rencontré

En fait de flatterie, M. P. Hay, marquis de Chastelet, qui avait publié le traité de la Politique de la France (3), allait plus loin encore, car il appelait Louis XIV un dieu, qui seul méritait de commander à tous les hommes, et dont les nations de la terre attendaient impatiemment les oracles pour s'éclairer et les lois pour s'y soumettre. La Bruyère avait lu cet ouvrage et l'a souvent réfuté. Ainsi, de même qu'il trouvait oiseuses les discussions théoriques sur la valeur absolue de chaque forme de gouvernement, de même il rejetait les maximes générales et les recettes infaillibles pour bien gouverner. Il admettait (4) qu'un roi « devait bannir de ses États un culte faux, suspect et ennemi de la souveraineté, s'il s'y rencontrait »; mais il n'admettait pas (5) que « le roi fît sortir les huguenots de France pour extirper l'hérésie », sous prétexte que « les Athéniens avaient cru faire un acte de justice nécessaire en condamnant Socrate à la mort (6) » : ni les huguenots, ni Socrate n'étaient en rébellion contre l'autorité légi

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time. « Il faut toujours, disait le marquis du Chastelet (1), accommoder toutes choses à la règle générale de la politique, qui est de procurer incessamment le bien des États. Quand on accorda l'édit de Nantes, on pourvut au bonheur de la France, et, si ce bonheur veut aujourd'hui que cet édit soit révoqué, il n'y a pas de façon à faire : ou il faut révoquer, ou passer par-dessus. » Le vénérable ministre Dumoulin répondait (2): « L'état vraiment royal où le roi est à présent le garantira suffisamment de soulèvements au dedans et d'invasions au dehors; et s'il en advenait, voilà plus de cent mille huguenots, que M. le marquis lui a trouvés au cœur de son État, lesquels il lui plaît appeler ses ennemis, mais qui en toutes occasions et surtout en celle-ci rendront à Sa Majesté un franc et fidèle service. » La soumission des huguenots aux dragonnades (3) était la meilleure réponse à M. du Chastelet. « Il y a peu de règles générales (4), dit la Bruyère, peu de mesures certaines pour bien gouverner; l'on suit les temps et les conjonctures, et cela roule sur la prudence et sur les vues de ceux qui règnent : aussi le chef-d'œuvre de l'esprit, c'est le parfait gouvernement ; et ce ne serait peut-être pas une chose possible, si les peuples, par l'habi'tude où ils sont de la dépendance et de la soumission, ne faisaient la moitié de l'ouvrage. »

(1) Traité de la politique, p. 74 et p. 75.

(2) Réflexions sur le Traité de la politique de France, par M. de l'Ormegrigny, page 161. Cologne, Pierre du Marteau, 1677.

(3) Cf. mss. du P. Batterel, 3o partie, c. 2, p. 254, cité par le P. Ingold de l'Oratoire. (4) Chap. x, no 32.

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CHAPITRE XIII.

1685 (octobre-novembre).

L'éducation du duc de Bourbon, désorganisée à Chambord, se réorganise autour de la Bruyère à Fontainebleau. Fausse situation du duc et de la duchesse de Bourbon: mauvaises plaisanteries. Mésaventures de l'abbé Genest et du père Pallu, du prince de Conti et du prince de la Roche-sur-Yon. La princesse de Conti a la petite vérole.

Mauvaise humeur de M. le duc de Bourbon. La Bruyère continue ses leçons d'histoire politique; mais il espère que M. le Duc l'aidera en faisant répéter ses leçons au jeune prince. Condé n'est pas content de la faiblesse de M. le Duc, mais le roi est content du duc de Bourbon. Les dragonnades produisaient l'effet voulu. Étonnement de la Bruyère. - Révocation de l'édit de Nantes. Indignation de la Bruyère. Sermon de Bossuet très touchant, mais peu juste. - Embarras de la Bruyère; il change son enseignement. Folies du prince de la Roche-sur-Yon. Mort du chancelier Michel Le Tellier; mort du prince de Conti. Le duc de Bourbon lui rend les derniers honneurs, et retourne avec la cour à Versailles. Conclusion morale: le prince de la Roche-sur-Yon fut exilé à l'IsleAdam. M. le Duc n'eut pas les grandes entrées, et Bossuet fut chargé de prononcer l'oraison funèbre de Michel Le Tellier.

SÉJOUR A FONTAINEBLEAU ET RETOUR A VERSAILLES.

OCTOBRE-NOVEMBRE 1685.

Chambord, malgré sa belle architecture, n'était plus qu'un magnifique rendez-vous de chasse, comme l'avait été Versailles sous Louis XIII. Pour ceux qui n'avaient pas la passion de la chasse, la vie y manquait d'agrément : on n'y était jamais bien installé ; le roi lui-même n'y était pas au large, et Mme de Maintenon ne s'y trouvait pas tellement à son aise qu'elle tînt beaucoup à y revenir. Aussi ce fut le dernier séjour que fit la cour de Louis XIV dans cette superbe

et ennuyeuse résidence. A Fontainebleau, au contraire, tout semblait être à souhait pour l'agrément de la vie. Sa Majesté devait y prolonger son séjour cette année jusqu'après la Toussaint, pour y donner à sa cour tous les divertissements qu'on pouvait désirer. « On y a, dit M. de Ricous (1), deux jours la comédie française, un jour l'italienne, un jour bal et appartement. M. le duc de Bourbon étudie le matin avec M. de la Bruyère et danse avec Fabvier. A midi, il sort de sa chambre et va chez Mme la Duchesse et chez Mme la duchesse de Bourbon; de là, à la messe du roi. Ensuite il se met à table. Après dîner, il renvoie chercher M. de la Bruyère et il étudie jusques à la chasse, s'il y en a, jusques à quatre heures et demie, s'il n'y a pas de chasse pour lui. Au retour de la chasse ou après son étude, il va à la comédie, ou chez Mme la duchesse de Bourbon, où il est jusqu'au souper. Il va attendre le roi chez Mme de Montespan, d'où il sort après le roi pour se retirer chez lui. Voilà comme les jours se passent à Fontainebleau. >> Maintenant voici en détail ce que faisait la Bruyère avec le duc de Bourbon (2 octobre 1685,) lettre à M. le prince : « Monseigneur, hier lundi, le matin et le soir, je fis étudier M. le duc de Bourbon; j'ai fait la même chose aujourd'hui : ainsi depuis dimanche j'ai eu avec Son Altesse quatre longs entretiens sur l'histoire de Louis XII qui s'achemine par là vers sa fin. Elle m'envoie querir dès qu'elle a le moindre intervalle qu'elle peut donner à ses études, et me tient fidèlement la parole que j'ai eue d'elle à Chambord, qu'elle remplacerait ici le temps perdu à la chasse et aux divertissements, en m'accordant toutes les heures qu'elle aurait de libres à Fontainebleau. Je dois assurer Votre Altesse Sérénissime que tout commence bien ici, et qu'il y a même lieu d'espérer que la fin répondra au commencement. Nous en sommes présentement à la révolte des Génois, à leur punition, et à l'entrée du roi Louis XII dans leur ville; cela me donne l'occasion d'entretenir M. le duc de Bourbon de la république de Gênes, de lui en faire l'histoire dès son premier établissement jusques à ses dernières soumissions à Versailles dont nous avons été les témoins. Si ces sortes de digressions ne déplaisent point à Votre Altesse, je continuerai d'en faire ainsi de chaque État, royaume ou république, que je lui expliquerai en détail, mais pourtant fort succinctement, et sans retarder le cours de notre histoire ordinaire qui fait la marche de nos études. Il a présentement assez d'application, et telle que j'en suis content. Dès

(1) Mss. de l'hôtel de Condé.

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