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France aux autres pays, et ses princes aux autres princes. En un mot, la Bruyère enseignait la politique. Ce n'était pas cette politique méprisable qui n'est qu'une feinte et une adresse au service de la convoitise ou de l'ambition, c'était cette politique respectable et nécessaire aux princes pour remplir leurs devoirs. Bossuet l'avait tirée de l'Écriture sainte, Cordemoy de l'histoire de France; la Bruyère la cherchait dans l'étude des gouvernements modernes.

CHAPITRE XII.

1685.

Doctrine politique de la Bruyère comparée à celle de Bossuet.

Politique de Louvois opposée à celle de Seignelay. Contraste entre Mme la Duchesse et Mme de Montespan dans leur conduite envers le duc de Bourbon. La Bruyère est traité comme un gentilhomme de la maison de Condé. M. le Prince vient à Versailles et fait à son petitfils des leçons sur les événements militaires de Hongrie. - M. de Briord, premier écuyer de M. le Duc, devient une sorte de gouverneur du jeune prince. M. de Xaintrailles est éloigné. - Retour des princes de Conti; le roi leur pardonne à la prière de Condé, mais l'aîné perd les grandes entrées. Départ du roi pour Chambord avec sa cour. L'éducation du duc de Bourbon tombe dans l'intrigue; les RR. PP. se retirent; Sauveur prend congé. Condé réprimande son fils, qui se défend mal. La Bruyère reste ferme et prudent à son poste. Il obtient parole qu'on reprendrait les études à Fontainebleau. Comparaison de la conduite de M. le Prince et de M. le Duc. - Caractère de Mme de Maintenon; secret de sa puissance. La constitution politique de la France à cette époque s'explique d'elle-même. Conclusion qu'en tire la Bruyère.

POLITIQUE DE LA BRUYÈRE DANS LA MAISON DE CONDÉ

ET

VOYAGE DE LA COUR A CHAMBORD.

La Bruyère, chargé d'enseigner la politique au duc de Bourbon, se crut obligé de résumer avec quelque précision ses idées sur ce sujet. « Quand, dit-il (1), l'on parcourt sans la prévention de son pays toutes les formes de gouvernement, l'on ne sait à laquelle se tenir : il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. Ce qu'il y a de

(1) Chap. x, no 1.

plus raisonnable et de plus sûr est d'estimer celle où l'on est né la meilleure de toutes, et de s'y soumettre. >>

Telle est sa profession de foi politique, que l'on trouve en tête du chapitre Du souverain ou de la république (1). Jamais il n'y changea rien. Dans les neuf éditions de son livre qui ont été imprimées sous ses yeux et soigneusement revues par lui, on trouve toujours la même formule, dans les mêmes termes et à la même place. C'était donc l'expression exacte et fidèle de sa pensée.

La foi politique de la Bruyère est celle d'un philosophe. Comme Descartes, mettant en dehors de toute discussion la religion catholique, où il était né, se réserva pleine et entière liberté pour examiner sans préjugé toutes les questions philosophiques qu'il voulait comprendre, ainsi la Bruyère, mettant en dehors de toute discussion la monarchie de Louis XIV, sous laquelle il vivait, se réserva pleine et entière liberté pour examiner sans prévention les gouvernements de l'Europe.

Il n'essaya point de faire, comme Aristote, une analyse minutieuse et une comparaison approfondie de toutes les constitutions qu'il put connaître, ni de composer un traité complet sur la politique. Il ne devait enseigner au duc de Bourbon rien de complet, rien de profond, mais seulement ce qui pouvait être d'une utilité immédiate à Son Altesse. Néanmoins, comme il suivait rigoureusement la belle règle de Descartes, qui ne veut pas qu'on décide des moindres vérités avant qu'elles ne soient clairement et distinctement connues, nous pouvons tenir pour certain qu'il ne jugeait les différentes formes de gouvernement, soit dans l'histoire de France, soit dans la géographie de l'Europe, qu'après les avoir sérieusement étudiées. M. le Prince, qui savait si bien apprécier les hommes et dont la perspicacité faisait trembler les beaux esprits du temps, n'eût pas témoigné à la Bruyère une si grande confiance, s'il ne se fût assuré qu'il la méritait.

Indépendante, modeste et sérieuse, la politique de la Bruyère ne manquait pas d'élévation, mais elle était pratique. Suivant lui, ancune forme de gouvernement n'est parfaite, toutes ont leurs avantages et leurs inconvénients, ou, comme il dit avec finesse, il y a dans toutes le moins bon et le moins mauvais. S'il était obligé de choisir, il serait fort embarrassé ; et il avoue franchement qu'il ne saurait à quelle forme de gouvernement il doit se tenir. Il a pour cela deux raisons. La première est historique : la valeur réelle d'une constitution (1) Chap. X, no 1.

politique dépend des mœurs et du caractère du peuple, des circonstances plus ou moins favorables et de la manière de s'en servir. La seconde raison est toute logique : quand une fois on est entré dans le doute philosophique, on n'en peut plus sortir que par des expériences que dans ce cas l'on ne doit pas même essayer. Il faut donc que des accidents, indépendants de notre libre arbitre, tranchent la question insoluble. Notre naissance fixe notre choix. La raison nous commande de nous en tenir au gouvernement établi dans le pays où nous sommes nés. Cette forme de gouvernement peut avoir et doit avoir ses défauts; cependant, à tout prendre, elle vaut encore mieux pour nous que des révolutions. D'ailleurs, on peut espérer l'améliorer : il y a mille manières d'y parvenir, c'est surtout le talent de ceux qui ont part aux affaires; mais vouloir changer cette forme de gouvernement pour une autre, serait une folie, serait un crime. Le commencement de la sagesse politique est de craindre le souverain qui commande, et la fin de la vertu politique est d'estimer et d'aimer son gouvernement comme le meilleur que l'on puisse avoir.

C'est exactement la doctrine enseignée par Bossuet au Dauphin. On la retrouve dans la Politique tirée de l'Écriture sainte (1): « ll n'y a aucune forme de gouvernement ni aucun établissement humain qui n'ait ses inconvénients, de sorte qu'il faut demeurer dans l'état auquel un long temps a accoutumé le peuple. C'est pourquoi Dieu prend en sa protection tous les gouvernements légitimes, en quelque forme qu'ils soient établis : qui entreprend de les renverser n'est pas seulement ennemi public (2), mais encore ennemi de Dieu. »

Ce qui distingue la doctrine politique de la Bruyère, c'est qu'elle ne s'appuie pas sur le droit divin. Simple laïque, il ne pouvait parler comme un évêque des puissances établies par Dieu. Il ne s'adressait qu'à la raison humaine. Cette méthode n'était point sans danger; car, pour faire l'éloge du gouvernement de Louis XIV, il le soumettait sans aucun scrupule au libre examen. Ces philosophes sont incorrigibles les plus dociles s'émancipent toujours par quelque endroit. Un jour ou l'autre, le duc de Bourbon s'en apercevra et le fera sentir cruellement à la Bruyère. Le côté faible des philosophes est de prétendre n'avoir aucune prévention. C'est ce qu'on ne peut leur pardonner dans le monde, et c'est ce qui les rendait ridicules à la cour. En mathéma

:

(1) Livre II, article 1er, proposition 12.

(2) S. Paul, Ép. aux Romains, c. XIII, v. 1, 2.

tiques ou en métaphysique, il est possible de n'avoir pas de prévention; en politique, c'est difficile; à la cour, c'est impossible. La Bruyère ne pouvait faire abstraction de toutes les personnes avec lesquelles il vivait, ni des sentiments qu'elles lui inspiraient. Y fût-il parvenu, il lui serait resté toujours les préventions de son métier de moraliste. Il n'y a pas de cause d'erreur plus difficile à éliminer. Il s'en apercevra bientôt lui-même : c'était l'une des choses qu'il supportait avec le plus d'humeur.

Après le roi, l'homme politique qui exerçait alors la plus grande puissance était Louvois. Il avait créé l'état militaire de la France, œuvre immense, œuvre durable qui a fait longtemps la gloire de ce pays. Mais, malgré ses talents et ses grands services, Louvois, le ministre favori du roi, n'était ni aimable ni aimé. On eût été heureux de le voir tomber en disgrâce. « Qu'un favori s'observe de fort près, dit la Bruyère (1); car, s'il me fait moins attendre dans son antichambre qu'à l'ordinaire, s'il a le visage plus ouvert, s'il fronce moins le sourcil, s'il m'écoute plus volontiers et s'il me reconduit un peu plus loin, je penserai qu'il commence à tomber, et je penserai juste. » Louvois n'avait pas été heureux depuis quelque temps. Sa fête de Meudon avait mal réussi; il venait de faire prendre son gendre en flagrant délit de lèse-majesté; c'était M. de Seignelay qui avait signifié les ordres du roi à Mme de Bouillon; on disait que Mme de Maintenon se souvenait que Louvois avait été opposé à son mariage avec le roi ; enfin on remarquait qu'il était plus doux et plus poli. Le moraliste en tira cette conclusion : « L'homme a bien peu de ressources en soi-même (2), puisqu'il lui faut une disgrâce, une mortification, pour le rendre plus humain, plus traitable, moins féroce, plus honnête homme. » Le moraliste avait mal compris le terrible jeu de l'homme d'État.

<< Concentré dans le secret des grandes affaires, Louvois, dit son historien M. C. Rousset, était inattaquable; mais depuis qu'il s'était éparpillé dans les mille détails de la surintendance des bâtiments, il avait multiplié contre lui-même les chances d'embuscade et de surprise. » Lorsque, pour surpasser Colbert, il avait entrepris le gigantesque projet d'amener la rivière d'Eure à Versailles, « il s'était aventuré sur un terrain trop favorable aux cheminements de ses adversaires. Il y était attaqué de deux côtés à la fois en dessous, (1) Chap. VIII, no 94.

(2) Chap. VIII, no 94.

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