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n'admettait point qu'elle pût se tromper (1). Elle avait voulu restituer la médecine grecque et latine; ce but atteint, elle s'y arrêta obstinément. Cependant tout marchait autour d'elle, on découvrit la chimie, l'anatomie et la physiologie moderne elle repoussa ces sciences comme des hérésies. Le gouvernement fut obligé de les faire enseigner, malgré ses plaintes, au Jardin du Roi (2). Guy Patin, qui était le plus éloquent orateur de la Faculté et le plus ferme champion de l'orthodoxie médicale (3), rejetait l'opium comme poison, le thé comme impertinente nouveauté du siècle, l'antimoine comme l'ennemi du genre humain, et le quinquina, ce qui était bien pire à ses yeux, comme poudre des jésuites: il réduisait son symbole aux deux articles signalés par Molière, saigner et purger. La querelle entre l'ancienne et la nouvelle médecine éclata à propos du vin émétique d'antimoine. La Faculté avait proscrit l'antimoine en 1566. Dès 1652 Gueneau l'employait comme remède; la Faculté voulut expulser de son sein ce docteur téméraire. Il ne pouvait calculer combien de gens mouraient de la saignée; on calcula combien l'antimoine faisait de martyrs (4). Enfin plainte fut portée au parlement contre les apothicaires qui vendaient ce poison (5). Le parlement soumit la question à la Faculté, qui, après de longs et orageux débats, reconnut qu'on pouvait, dans certains cas, se servir de l'antimoine pour guérir les maladies. « Ces messieurs disent, écrit Guy Patin (6), qu'un poison n'est point un poison dans les mains d'un bon médecin. Ils parlent contre leur propre expérience, car la plupart d'entre eux ont tué leurs femmes, leurs enfants et leurs amis. Quoi qu'il en soit, pour favoriser les apothicaires, ils disent du bien d'une drogue dont ils n'oseraient goûter. Je me console, parce qu'il faut qu'il y ait des hérésies (7) afin que les bons soient éprouvés. » La Bruyère ne pouvait supporter cette science orgueilleuse qui ne doute de rien, et s'attribue l'infaillibilité, comme si elle était inspirée par Dieu lui-même. <«< Un bon médecin, dit-il (8), est celui qui a des remèdes spécifiques,

(1) Flourens, Histoire de la découverte de la circulation du sang, 1854, p. 189. (2) Annales du muséum d'histoire naturelle, t. I, p. 12.

(3) Guy Patin, t. I, p. 424; ibid., p. 383.

(4) Boileau, Satire IV.

(5) Martyrologe de l'antimoine, par Guy Patin.

(6) Paris, 30 juillet 1666, t. III, p. 609-610.

(7) Première épître de saint Paul aux Corinthiens, C. IX, v. 19.

(8) Chap. XIV, no 66.

ou s'il en manque, qui permet à ceux qui les ont de guérir son malade. » Mais, d'un autre côté (1), « la témérité des charlatans, et leurs tristes succès font valoir les médecins ; si ceux-ci laissent mourir, les autres tuent. » Ne voilà-t-il pas les malades dans une belle situation? Il est si commode de se moquer des médecins et de la médecine, quand on est en bonne santé! L'oncle Jean devait trouver que son filleul avait l'esprit trop enclin à la critique et le goût trop délicat.

En effet, que pouvait-on attendre d'un homme de loi qui doutait de la loi et d'un avocat qui n'osait parler? « Dans la conversation ordinaire, dire d'une chose modestement ou qu'elle est bonne ou qu'elle est mauvaise, et pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l'expression : c'est, dit-il (2), une affaire. Il est plus court de prononcer d'un ton décisif, ou qu'elle est exécrable, ou qu'elle est miraculeuse. » Avec de pareilles dispositions, notre auteur n'était vraiment propre à rien que voulez-vous faire d'un jeune homme (3) qui cherche seulement à parler et à penser juste, sans vouloir amener les autres à son goût ni à ses sentiments? Du reste, s'il n'avait pas assez d'esprit pour parler (4), il avait assez de jugement pour se taire. Après tout, c'est encore ce qu'il pouvait faire de mieux : car de faire fortune ou de chercher un établissement, il en était incapable (5). « On ne vole point des mêmes ailes pour sa fortune que l'on fait pour des choses frivoles et de fantaisie. Il y a un sentiment de liberté à suivre ses caprices, et tout au contraire de servitude à courir pour son établissement : il est naturel de le souhaiter beaucoup et d'y travailler peu, de se croire digne de le trouver sans l'avoir cherché. » Mais « les choses les plus souhaitées (6) n'arrivent point; ou si elles arrivent, ce n'est ni dans le temps ni dans les circonstances où elles auraient fait un extrême plaisir ». Et le jeune homme (7) ajoutait « qu'il faut rire avant d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri ». Que répondre à cette philosophie du jeune fainéant? L'oncle Jean ne pouvait pardonner à son neveu (8), qui le

(1) Chap. XVI, no 67.
(2) Chap. v, no 19.
(3) Chap. I, n® 2.

(4) Chap. v, no 18.
(5) Chap. IV, no 59.
(6) Chap. IV, no 62.
(7) Chap. IV, no 63.
(8) Chap. IV, no 67.

surprenait en faute et qui se plaignait de lui avec raison; sa fierté ne s'adoucit que lorsqu'il reprit ses avantages et qu'il mit l'autre dans son tort. Hélas! ce ne fut pas difficile (1). « Il faut en France beaucoup de fermeté et d'étendue d'esprit pour se passer des charges et des emplois, et consentir ainsi à demeurer chez soi, et à ne rien faire. Personne presque n'a assez de mérite pour jouer ce rôle avec dignité, ni assez de fond pour remplir le vide du temps, sans ce que le vulgaire appelle des affaires. Il ne manque cependant à l'oisiveté du sage qu'un meilleur nom, et que méditer, parler, lire, et être tranquille, s'appelât travailler. » La Bruyère était oisif, mais était-il sage? C'est ce dont l'oncle Jean pouvait douter.

(1) Chap. II, no 12.

CHAPITRE II.

La Bruyère dans la bibliothèque de son oncle reconnaît que l'étude des mœurs et des caractères peut conduire à la sagesse. Il se livre à l'étude de la philosophie cartésienne : il y trouve non seulement une méthode excellente pour arriver à la certitude et fonder la science des mœurs, mais encore a une société d'amis qui comprennent ses goûts et qui pourront un jour lui être fort utiles. Mort de l'oncle Jean de la Bruyère. - Ses testaments. Nouvelle situation de la Bruyère dans sa famille, auprès de sa mère, de ses deux frères Louis et Robert, et de sa sœur Élisabeth. — Bossuet, qui protège les cartésiens, place l'abbé Cl. Fleury auprès des princes de Conti et M. de Cordemoi auprès du Dauphin. La Bruyère se fait recevoir, à Rouen, trésorier de France et général des finances en la généralité de Caen. installation dans son bureau des finances, il revint à Paris.

Son héritage.

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Peu de temps après son

L'oncle Jean de la Bruyère possédait un livre fort précieux, qui sera catalogué (1) dans l'inventaire de sa succession: la doctrine des Mours, tirée de la philosophie des stoïques, représentée en cent tableaux et expliquée en cent discours (2). Ce livre était dédié à la reine mère Anne d'Autriche et au cardinal de Mazarin, dont l'auteur faisait le plus pompeux éloge. Les cent tableaux étaient de magnifiques gravures par Otho Vonius, qui ont encore aujourd'hui une grande valeur. Les explications étaient d'une morale très commune, sans relief ni caractère. La préface était de Marin Leroi de Gomberville, le fameux romancier : ce n'est pas la pièce la moins curieuse de ce livre d'images. Voici les passages qui durent intéresser le plus la Bruyère, et qui semblent avoir laissé dans son esprit une impression durable.

« Il est impossible d'aimer les belles choses et de ne pas aimer la

(1) Cf. Servois, Notice biographique.

(2) Paris, 1646, in-fo, chez Pierre Davet.

peinture. C'est le dernier effort de l'imagination, et de l'art... Si les grands peintres de l'antiquité eussent ajouté la passion d'instruire à celle qu'ils avaient de plaire, et puisé dans la belle philosophie les sujets de leurs tableaux, ils auraient eu leur place entre les Socrates et les Zénons; mais ils ont été la plupart des flatteurs mercenaires, qui, pour avoir du crédit dans la cour des tyrans, les ont presque tous déifiés, donnant tantôt la foudre de Jupiter à un heureux téméraire, tantôt l'épée de Mars au plus lâche de tous les bourreaux, et tantôt la massue d'Hercule non à un dompteur de monstres, mais au plus horrible des monstres mêmes. Ce fameux instituteur de l'ordre le plus sévère qui jamais a paru dans le monde, cet ennemi de la chair et du sang, Zénon, dis-je, s'étant aperçu de la faute que je reproche presque à tous les peintres, voulut donner à un art si important un plus glorieux et plus légitime usage. C'est pourquoi, dès qu'il eut commencé de publier sa doctrine, et que la nouveauté d'une chose si difficile lui eut acquis un grand nombre de sectateurs, il fit bâtir cette superbe galerie dont tous les anciens ont parlé comme d'un des plus grands ornements de la ville d'Athènes. Ce ne fut toutefois ni la richesse de la matière, ni la beauté de la structure qui fit passer cet édifice pour l'une des merveilles de la Grèce. Le dehors véritablement était magnifique; mais c'était peu de chose en comparaison des raretés dont le dedans était enrichi. On montait par un grand degré de porphyre et de marbre dans une galerie, où les plus savants peintres du temps avaient épuisé leur imagination et fait leurs derniers efforts. La voûte comprenait en huit grands tableaux tout ce que la religion la plus épurée de ce siècle-là enseignait de la nature des Dieux. De chaque côté, on voyait en cent autres grands tableaux, comme dans des cartes, toute la sévère morale des stoïques. C'était là que Zénon changeait la nature de l'homme, et que d'un misérable jouet du temps et de la fortune, il composait un héros capable de disputer, avec Jupiter même, de la gloire et de la félicité. Ce lieu saint fut longtemps regardé par les hommes avec le même respect qu'ils ont coutume d'avoir pour les temples mêmes des Dieux. Mais la brutalité des Perses et l'ambition des Romains se faisant gloire de commettre des sacrilèges et de fouler aux pieds les choses les plus saintes, après avoir renversé les autels de la Grèce, mirent par terre la demeure sacrée de la Vertu Difficile, je veux dire la superbe galerie de Zénon. Quelques curieux se jetèrent au travers de la flamme

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