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bon reprît ses études accoutumées. M. le Prince avait bien vieilli; il n'avait plus aucun goût pour la toilette. La Bruyère, le comparant à M. le duc de Saint-Aignan, disait (1): « Une trop grande négligence, comme une excessive parure, dans les vieillards, multiplient leurs rides et font mieux voir leur caducité. » Puis M. le Prince, le 10 juin, jour de la Pentecôte, communiait en public à sa paroisse, Saint-Sulpice de Paris, devant une foule de fidèles qui admiraient sa piété. Vieux et dévot, il était à l'abri de la fascination des plaisirs, et il donnait à son petit-fils les meilleurs conseils. Alors la Bruyère finit avec M. le duc de Bourbon la lecture des Principes de Descartes. Le philosophe, après avoir exposé son système avec tout le soin possible et démontré, selon les principes qu'il avait établis, les choses les plus générales, qui concernent la fabrique du ciel et de la terre, ajoute : << Toutefois, à cause que je ne veux pas me fier trop à moi-même, je <« n'assure ici aucune chose, et je soumets toutes mes opinions au juge<«<ment des plus sages et à l'autorité de l'Église. » Il est clair que Descartes n'était ni esprit fort ni libertin. Peut-être Condé, comme il faisait les soirs à Chantilly, tira de cette lecture quelques conclusions religieuses. Voici celle de la Bruyère (2) : « Il faudrait s'éprouver et s'examiner très sérieusement, avant que de se déclarer esprit fort ou libertin, afin au moins, et selon ses principes, de finir comme l'on a vécu ; ou, si l'on ne se sent pas la force d'aller si loin, se résoudre de vivre comme l'on veut mourir. >>

Il n'est pas aisé de savoir si le duc de Bourbon comprit bien les leçons et les exemples que lui donnait son grand-père ; pour la Bruyère, ce fut comme une révélation. Il comprit enfin l'esprit de la cour. Du fond de son obscurité silencieuse, il voyait en pleine lumière, sous mille feux habilement disposés, les grands personnages qui entouraient le roi se mouvoir et s'agiter comme des acteurs sur un théâtre. Le moraliste les étudiait dans leurs paroles et dans leurs gestes, comme il avait étudié deux philosophes du temps: Molière à la Comédie française (3), Arlequin à la Comédie italienne. Il ne prenait pas moins d'intérêt à considérer les spectateurs qu'à suivre la pièce. Pendant qu'ils riaient, qu'ils applaudissaient, qu'ils éclataient, il distinguait au jen de leur physionomie leurs sentiments les plus secrets. Au milieu des

(1) Chap. XI, no 116.

(2) Chap. XVI, no 7.

(3) Notes de Saint-Simon sur Dangeau, t. II, p. 156-157 et t. XI, p. 341.

fêtes, des plaisirs et des divertissements de toutes sortes, il voyait sous une apparence ou sereine ou joyeuse les cruelles anxiétés ou les tristesses profondes que nous avons racontées. Il lui semblait avoir fait la découverte d'un nouveau monde sous la conduite de M. le Prince. « Il ya, dit-il (1), un pays où les joies sont visibles, mais fausses, et les chagrins cachés, mais réels. Qui croirait que l'empressement pour les spectacles, que les éclats et les applaudissements aux théâtres de Molière ou d'Arlequin, les repas, la chasse, les ballets, les carrousels, couvrissent tant d'inquiétudes, de soins et de divers intérêts, tant de craintes et d'espérances, des passions si vives et des affaires si sérieuses? » Quand la Bruyère aura passé un plus long temps dans ces parages, il sera moins surpris de voir ce qui fut toujours le véritable caractère de la cour.

(1) Chap. VIII, no 63.

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CHAPITRE XI.

1685.

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La Bruyère quitte l'étude de la philosophie pour celle des sciences politiques. Sévérité du moraliste pour Gourville. - Galanteries de M. le duc de Bourbon envers Mile de Nantes; il apprend l'espagnol pour lui plaire. Fête de Meudon. - Promenades à Clagny, Fête de Sceaux; Idylle de la Paix. — Cérémonies du mariage. - Fêtes magnifiques Les jeunes époux étaient mariés sans l'être. Louis XIV devient le modèle des maris. La Bruyère reprend ses études avec le duc de Bourbon sur un nouveau plan de plus en plus politique. Condé retourne à Chantilly. On saisit les lettres aux princes de Conti. Grand scandale; colère du roi. M. de la Roche-Guyon, M. d'Alincourt et M. de Liancourt sont exilés. Le cardinal de Bouillon veut défendre M. de Turenne, son neveu: il est exilé. Désespoir de la princesse de Conti. - Oraison funèbre de la princesse palatine par Bossuet. Admirable leçon d'histoire politique et de philosophie religieuse. La Bruyère ne put l'entendre il assistait ce jour-là. 9 août, à l'enterrement de sa mère. - DébarRéponse à une lettre de M. le Prince. rassé d'une surveillance incommode sur le duc de Bourbon, il est chargé uniquement d'être son maître de politique.

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La philosophie avait tenu jusque-là une grande place dans l'enseignement de la Bruyère. C'est peut-être ce qui avait fait croire à M. Régis que l'on suivait son système dans l'éducation du duc de Bourbon; du moins il le reprochera plus tard à Sauveur d'une manière dure et offensante (1). Le jeune prince avait lu dans les Principes de Descartes ce qui pouvait l'intéresser; la Bruyère en avait tiré ce qui pouvait lui être utile pour compléter son éducation libérale et le préparer à la vie publique. La démonstration était faite de l'existence de Dieu et de la spiritualité de l'âme ; c'était, selon Bossuet, le meilleur

(1) Journal des savants, 8, 15, 22 mars 1694.

fruit de la doctrine cartésienne. Le moment était venu, selon Condé, de quitter la spéculation pour la pratique, et de descendre des hauteurs de l'abstraction sur la terre. Le duc de Bourbon dut laisser la philosophie pour les sciences politiques, et, à partir de ce moment, il étudiera la géographie avec les gouvernements, les lundi, mardi et mercredi de chaque semaine. Le 12 juin (1), on avait appris à la cour de Versailles que les princes de Conti étaient arrivés en Hongrie, mais qu'à peine arrivés, ils allaient être enveloppés par une armée considérable de Turcs qui s'avançait, disait-on, contre eux. Condé, sans se laisser effrayer par ces bruits exagérés, avait pourtant compris qu'il allait se passer dans ces parages des événements dignes d'attention. La Bruyère dans son cours de géographie dut se hâter de sortir de l'Italie où il était engagé, pour conduire le duc de Bourbon en Hongrie par les États héréditaires de la maison d'Autriche.

M. le Duc était revenu de Dijon : les états de Bourgogne ne l'avaient pas plus tôt vu paraître qu'ils avaient accordé les subsides que le roi désirait. Quand il parlait au nom du roi, M. le Duc avait une éloquence irrésistible et une activité qui dévorait les affaires les plus épineuses. Mais il y avait dans la maison de Condé quelqu'un de plus expéditif que M. le Duc (2): Gourville avait profité du mariage du duc de Bourbon pour se faire rembourser par M. le Pelletier, contrôleur général des finances, la somme de 113,000 fr. sur l'ordre exprès de Sa Majesté; alors Gourville traitait avec le roi ou ses ministres au nom des Condé ; il réglait avec Mme de Montespan la dépense du ménage de M. le duc de Bourbon, plaçait Me de la Rochefoucauld comme demoiselle d'honneur de la duchesse de Bourbon, agissait de pair à compagnon avec Mme de Langeron, écrasait Mme de la Fayette d'une politesse moqueuse; enfin il distribuait la fortune des Condé comme si elle lui eût appartenu, donnait 500,000 livres de rente à M. le Prince, autant à M. le Duc, 150,000 livres de rente à M. le duc de Bourbon, et se réservait outre cela beaucoup de casuel pour la dépense à faire en commun. Vers le 21 ou 22 juin, lorsqu'il vint de Saint-Maur à Versailies faire signer aux princes de la maison de Condé l'ordre qu'il avait mis dans leurs affaires, il fut obligé, peut-être à cause de la longueur du chemin, de mettre six chevaux à son carrosse pour transporter ses importants dossiers, ses nombreux laquais, et sa grosse et (1) De Sourches.

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replète personne richement vêtue. Dans cet appareil, il fit une entrée superbe là où, peu auparavant, le roi suivait à pied la procession du saint sacrement; il ne vit pas la Bruyère, qui s'y trouvait comme tant d'autres ; mais la Bruyère le vit bien, et disait entre les dents (1) : « Tu te trompes, si avec ce carrosse brillant, ce grand nombre de coquins qui te suivent, et ces six bêtes qui te traînent, tu penses que l'on t'en estime davantage ; l'on écarte tout cet attirail qui t'est étranger, pour pénétrer jusqu'à toi, qui n'es qu'un fat. » Puis, voyant comme Gourville était reçu par les princes et princesses de la maison de Condé, la Bruyère se ravisa. « Ce n'est pas, dit-il, qu'il faut quelquefois pardonner à celui qui, avec un grand cortège, un habit riche et un magnifique équipage, s'en croit plus d'esprit et plus de naissance : il lit cela dans la contenance et les yeux de ceux qui lui parlent. » La Bruyère commence-t-il à s'apercevoir que chez les grands, qui dans l'administration de leurs biens jouent souvent le rôle de l'Étourdi de Molière, on doit faire beaucoup de cas d'un Mascarille dévoué, fidèle, hardi, prudent, d'un homme d'affaires supérieur, qui dispense ses maîtres de l'ennui de bien gérer leur fortune, et ne leur en laisse que la jouissance et l'agrément? Qu'est-ce auprès d'un tel homme, été fripon ou larron, eût-il fait plus d'un tour qui sentait la corde, qu'un philosophe cartésien, chrétien et honnête homme?

eût-il

Du reste, « la règle de voir de plus grands que soi est sujette à bien des restrictions (2); il faut quelquefois d'étranges talents pour la réduire en pratique. » C'est ce que la Bruyère ne tarda pas à reconnaître par sa propre expérience, lorsque M. le Prince fut retourné à Chantilly. Le 2 juillet (3), le roi alla avec toute la cour à Meudon, où M. de Louvois voulait lui donner une fête magnifique et digne de Sa Majesté. Les jardins étaient superbes, le parc et les terrasses d'une beauté surprenante; il n'y avait rien en Europe de comparable à la vue dont on jouissait par un beau temps. Mais M. de Louvois eut le chagrin de voir qu'il plut pendant tout le temps que le roi fut chez lui. On se promena avant et après la somptueuse collation dont le ministre régala toute la cour; mais les courtisans, mouillés, crottés et de mauvaise humeur, trouvèrent la fête aussi maussade ministre qui la donnait. Pendant que le duc de Bourbon s'ennuyait

que

le

(1) 1re éd., c. VI, no 9; 5o éd., c. II, no 27. (2) 1re éd., c. XI, no 48; 4o éd., c. IX, no 14. (3) Dangeau.

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