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bien d'autres épreuves. Bossuet ne lui raconta pas tout ce qu'il avait en à souffrir; mais à ces maux, inévitables dans les cours (1), il n'avait trouvé d'autres remèdes que l'humilité, la confiance, la persévérance, le travail assidu et la patience. Fleury connaissait encore un autre remède: « Comme la condition des gens de lettres, dit-il (2), les éloigne pour la plupart de ce commerce du grand monde qui demande une extrême politesse, je crois que leur civilité consiste principalement à se taire sans affecter le silence, ou à ne parler de ce qu'ils savent qu'autant que la charité le demande pour l'instruction et la satisfaction du prochain, et du reste à agir et à parler simplement comme les autres hommes. » C'est ce que dorénavant la Bruyère tâchera de faire à la cour et dans la maison de Condé.

(1) Lettre au maréchal de Bellefond, Euvres de Bossuet, t. XXVI, p. 154.

(2) Traité du choix et de la méthode des études, ch. Sur la civilité.

CHAPITRE X.

1685.

On s'aperçoit que le roi était marié. Le carême de 1685.

Grenade est commandé. mandant des Zégris. Son erreur à propos l'histoire de Hongrie.

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Le carrousel de la prise de

Fuite des princes de Conti. Le duc de Bourbon sera comExercices du jeune prince au manège.

Leçons de la Bruyère. de la bataille de Nordlingue en traduisant un livre allemand sur Les princes de Conti s'égarent en Allemagne. Condé se convertit à la religion catholique et fait ses pâques. Joie du roi et des jésuites. Le mariage du duc de Bourbon avec Mlle de Nantes avance rapidement.

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- On signe

le contrat. Pénible situation de la Bruyère au milieu des fêtes. comment il s'en tire. On apprend que les princes de Conti ont passé au service de l'Empereur. Humiliations de Condé. Bonheur de la Bruyère en l'écoutant. Fêtes du carrousel. Opinion de Descartes sur la Providence. - Réflexions de la Bruyère, qui commence à comprendre le véritable caractère de la cour.

-

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Un peu avant la mi-février (1), le roi, entrant à la messe, avait dit à M. le Grand (c'est ainsi qu'on appelait le grand écuyer, qui était alors Louis de Lorraine, duc d'Armagnac) : « N'avez-vous point entendu dire, aussi bien que les autres, que je fais faire une livrée, et que c'est une marque certaine que je me remarie? » Le roi se moquait ainsi de ceux qui prétendaient pénétrer au fond de son cœur et deviner son secret; mais cela fit faire des réflexions. Ce discours, tenu en public, parut affecté. On remarqua que plusieurs fois le roi avait mis la même finesse en usage pour faire croire qu'il ne pensait pas à des choses qu'il avait déjà résolues. Les courtisans éclairés en conclurent que ce n'était point une exclusion du mariage du roi : ils se persuadèrent, les uns que Sa Majesté avait réellement envie de se remarier, les autres

(1) Mémoires du marquis de Sourches, t. I, p. 181.

qu'elle l'avait déjà fait. Au commencement de mars, parut un incident plus grave: Mme de Maintenon eut quelques accès de fièvre, « lesquels n'eurent pas de suite fâcheuse, dit le marquis de Sourches; ils servirent seulement à faire connaître l'affection du roi, qui allait trois ou quatre fois par jour chez Mme de Maintenon. » Le marquis de Sourches avait compris, si bien compris, qu'il n'ajoute pas un mot de plus. Prévôt de l'hôtel du roi, et grand prévôt de France, il devait tout connaître, et n'en rien dire sans ordre de Sa Majesté. Mais les courtisans, moins éclairés, avaient l'esprit à la torture pour deviner le secret du roi (1). « Il semble d'abord qu'il entre dans les plaisirs des princes un peu de celui d'incommoder les autres. Mais non, les princes ressemblent aux hommes; ils songent à eux-mêmes, suivent leur goût, leurs passions, leur commodité : cela est naturel. » La Bruyère commençait à connaître la cour.

La maison de Condé offrait à la Bruyère mille ressources pour bien voir ce qui se passait, et il en faisait son profit. Il comprit les avantages de sa modestie dès qu'il vit les inconvénients de cette vie de la cour, qui avait tant de prestige sur toutes les imaginations. Les occasions d'observer les mœurs venaient à chaque instant éveiller son attention et provoquer ses remarques; soit en lisant l'État de France avec le duc de Bourbon, soit en entendant les recommandations de M. le Duc, soit en voyant les agitations de la cour pour la moindre bagatelle, soit en observant le trouble où les questions d'étiquette jetaient les courtisans, il connut cette effroyable servitude de l'ambition. « L'esclave n'a qu'un maître, dit-il (2): l'ambitieux en a autant qu'il y a de gens utiles à sa fortune. » Et quels maîtres! « Il semble, ajoute-t-il (3), que la première règle des compagnies, des gens en place ou des puissants, est de donner à ceux qui dépendent d'eux pour le besoin de leurs affaires, toutes les traverses qu'ils en peuvent craindre. >>

Au moment où le duc de Bourbon se remettait sérieusement à ses études, les oreilles de la Bruyère furent frappées par de sourds murmures qui attirèrent sa curiosité. La jeunesse de la cour était fort animée. Le dernier dimanche du carnaval, 4 mars, le Dauphin avait donné une petite course de têtes, où lui et neuf autres furent armés de toutes

(1) Chap. IX, no 29.
(2) Chap. VIII, no 70.
(3) Chap. IX, no 30.

la

pièces. Depuis sept ans qu'il n'y avait plus de grandes guerres, jeunesse augmentait en nombre, en prétentions et en mauvaise humeur: il fallait bien la distraire un peu par ces petites opérations militaires fort inoffensives. Là même, on voyait éclater le mécontentement pour les motifs les plus frivoles. Qui gagna le prix de ce petit carrousel? Le prince de la Roche-sur-Yon le disputa fort longtemps à M. de Turenne, qui finit par l'emporter. Mais pour contenter tout le monde, on partagea le prix entre les deux rivaux. Le prince de Turenne cria à l'injustice. Ses amis protestèrent contre les faveurs qu'on prodiguait à la maison de Bourbon. Le cardinal de Bouillon, son oncle, grand aumônier du roi, prit parti pour son neveu, et défendit l'honneur de la maison de la Tour. Mais on espéra que le carême calmerait cette folle effervescence. Le roi fit venir un matin le grand prévôt et lui dit (1) « Je n'ai pas besoin de vous répéter les ordres que j'ai donnés, les années précédentes, pour empêcher qu'on ne mange de la viande à la cour; mais je veux qu'ils soient plus sévèrement observés que par le passé. Vous me nommerez tous ceux qui en mangeront ou qui en donneront à manger; de quelque qualité qu'ils soient, vous m'en répondez. » Le grand prévôt trouva la commission onéreuse : « Elle va, ditil, m'attirer sur les bras tout ce qu'il y a de gens à la cour. » Mais le roi répliqua : « Je le veux absolument. » C'était au lever ; la meilleure partie de la cour était là; après s'être assuré qu'elle entendait, le grand prévôt promit au roi qu'il serait ponctuellement obéi. Et il le fut du moins en apparence. Les jeunes gens de la cour pouvaientils supporter le carême qu'on voulait leur imposer? N'osant s'en prendre directement au roi, ils murmuraient contre l'abbesse universelle qui prétendait les régenter. Qui l'eût cru? Cette discipline monastique, qui pouvait convenir aux demoiselles de Noisy, pénétrait dans l'armée! <<< Monsieur d'Hamilton, dit Louvois (2), le roi n'est pas content de D'où me vient ce malheur? Votre régiment n'est pas en bon état. Seulement quelques compagnies, et encore ce n'est pas moi qui en suis responsable. On donne assez d'autorité aux colonels pour qu'ils puissent répondre de leurs régiments. Je vois bien que le roi n'est pas content de moi, je vais en Angleterre, où je serai bien reçu du duc d'York, qui est maintenant roi. » Il le fit, car vraiment la cour de France devenait intolérable pour ces jeunes gens à l'esprit vif et léger,

vous.

(1) De Sourches, t. I, p. 192.

(2) De Sourches, t. I, p. 188-189.

qui avaient joué dans l'opéra de Quinault le Triomphe de l'Amour (1). Le sévère Louvois lui-même en fut frappé. Il avait fait donner à M. de Souvray, son second fils, l'abbaye de Bourgueil en Touraine. « Ce garçon si frais, si fleuri, d'une si belle santé, disait la Bruyère (2), est seigueur d'une abbaye et de dix autres bénéfices; tous ensemble lui rapportent six-vingt mille livres de revenu, dont il n'est payé qu'en médailles d'or. Il y a ailleurs six-vingts familles indigentes, qui ne se chauffent point pendant l'hiver, qui n'ont point d'habits pour se couvrir, et qui souvent manquent de pain; leur pauvreté est extrême et honteuse. Quel partage! Et cela ne prouve-t-il point clairement un avenir?> M. de Souvray laissa son abbaye pour aller en Pologne apprendre le métier de la guerre sous le roi Sobieski. « Il aime mieux prendre une épée qu'une crosse d'abbé, » dit le père indulgent, et il obtint l'assentiment du roi. Dans le même temps, un bâtard de Bourbon, ou du moins un gentilhomme qui se vantait de l'être, M. de Miremont (3), demanda la permission d'aller servir contre les Turcs, en Hongrie, dans les troupes de l'Empire. Le roi, qui n'était pas fâché de se débarrasser de sa personne assez importune, lui donna le congé qu'il demandait ;et il ira, après un agréable voyage, se mettre au service du prince d'Orange. En voyant l'agitation de cette présompteuse jeunesse qui ne savait pas profiter de son bonheur, la Bruyère fit cette remarque (4) : « Il est aussi difficile de trouver un homme vain qui se croie assez heureux, qu'un homme modeste qui se croie trop malheureux. » Et, continuant avec ardeur les études de M. le duc de Bourbon, il commençait à se trouver assez heureux. Pendant ce temps, Sauveur achevait avec le jeune prince la géométrie plane, et en faisait faire des applications au canal de l'Eure, que le roi, disait-on, allait visiter en l'honneur de Mme de Maintenon.

Les études d'histoire avaient déjà conduit la Bruyère au règne de Charles VIII. Il racontait alors au duc de Bourbon la réaction féodale et chevaleresque qui éclata sous la régence d'Anne de Beaujeu. Les allusions au temps présent n'étaient que trop faciles; je suppose qu'il eut le bon goût de les éviter. D'ailleurs, il étudiait trop bien la science des mœurs pour ne pas comprendre la politique religieuse de

(1) De Sourches, t. I, p. 193.

(2) Chap. VI, n 26.

(3) Dangeau, t. I, p. 133, note de Saint-Simon.

(4) Chap. XI, n 134.

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