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fut heureux de s'emparer, sinon des termes mêmes, au moins des idées principales M. le Prince n'était-il pas le meilleur guide qu'il pût trouver dans son enseignement et sa conduite? Mais il lui resta un scrupule, qui lui fut inspiré par ce que le R. P. Bergier appelait les scrupules de M. le Prince. Si Condé était convaincu de la vérité de la religion, pourquoi ne pratiquait-il pas les commandements de l'Église? C'était par respect, disait-il. Le moraliste, peu satisfait de cette explication, en cherchait une autre. Les révérends Pères racontaient que, l'an passé, lorsque le P. Bourdaloue prononça, en l'église de leur maison professe à Paris (1), l'oraison funèbre de feu M. le prince Henri II de Bourbon, il avait, dans une prière qui parut alors tenir quelque chose de la prédiction, annoncé la conversion prochaine et inévitable de M. le Prince, en lui rappelant la foi de son père, l'éducation qu'il avait reçue, et en lui montrant, dans un transport de zèle qui l'éleva audessus de lui-même, le scandaleux désordre, l'inconséquence de ceux qui se piquent d'être chrétiens, d'être catholiques, et ne pratiquent pas les devoirs de leur religion. M. le Prince lui-même, dont la présence animait l'orateur, en fut ému; tous ceux qui assistaient à cette cérémonie furent témoins que la grâce avait déjà commencé à l'éclairer et à le toucher de ses divines lumières : preuve évidente que la religion n'était point éteinte dans son cœur, et que la foi y était demeurée toujours vivante, malgré les dissipations du siècle, au milieu même des apparences de la plus audacieuse impiété. La Bruyère trouvait qu'il n'était pas nécessaire d'être prophète pour faire une prédiction comme celle du R. P. Bourdaloue. Une fois que M. le Prince était revenu de ses froideurs et de ses relâchements à des principes comme ceux qu'il avait entendus exprimer, la Bruyère approuvait et partageait les espérances des RR. PP. jésuites. D'un cœur ainsi disposé, que ne doit-on pas attendre? D'un coeur en qui la religion s'est ainsi ranimée, que ne doit-on pas espérer? Mais ces heureuses dispositions et cette flamme religieuse, qu'étaient-elles devenues quand d'autres flammes moins pures et moins nobles embrasaient le cœur de Condé? Pour ne citer aucune des fameuses héroïnes de ses galanteries, la Bruyère (2) avait peut-être en vue quelques-uns des couplets qu'il avait entendus, dans sa jeunesse, sur la gloire de Condé et les succès

(1) 10 décembre 1683.

(2) Désormeaux, vol. IV, p. 516, 517.

de Ninon de Lenclos, lorsqu'il écrivait (1): « L'on doute de Dieu en pleine santé, comme l'on doute que ce soit pécher que d'avoir commerce avec une personne libre. Quand l'on devient malade et que l'hydropisie est formée, l'on quitte sa concubine et l'on croit en Dieu. » Seulement M. le Prince souffrait de la goutte plutôt que de l'hydropisie, et il n'avait peut-être pas attendu jusque-là pour se faire une conviction.

L'un des plus vifs plaisirs de la Bruyère à Chantilly fut de juger M. le Prince en moraliste, avec une parfaite indépendance, comme il jugeait tous les autres hommes. Mais s'il remarquait ses petits défauts, il rendit pleinement justice à ses grandes qualités : il admira surtout cette âme du premier ordre (2), pleine de ressources et de lumières, et qui voyait encore où personne ne voyait plus; il s'attacha à cet homme vrai, simple, magnanime, autant admirateur du mérite que s'il lui eût été moins propre et moins familier, et il lui garda une profonde reconnaissance des preuves non équivoques d'estime et de considération qu'il lui donna.

La Bruyère avait obtenu à Chantilly tout le succès qu'il pouvait désirer. Il en fut surpris lui-même. « Il est, dit-il (3), si ordinaire à l'homme de n'être pas heureux, et si essentiel à tout ce qui est bien d'être acheté par mille peines, qu'une affaire qui se rend trop facile devient suspecte. L'on comprend à peine ou que ce qui coûte si peu puisse nous être fort avantageux, ou qu'avec des mesures justes l'on doive si aisément parvenir à la fin qu'on se propose. L'on croit mériter les bons succès, mais n'y devoir compter que fort rarement. >>

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Il avait quelques raisons pour n'y pas compter; il remplaçait un homme estimé et regretté dans la maison de Condé M. Deschamps avait été malheureux, mais les souvenirs qu'il laissait derrière lui faisaient fort à son successeur. Les gens du château, qui avaient vu si longtemps M. Deschamps auprès du jeune prince, ne pouvaient comprendre qu'il s'en fût séparé juste au moment où il allait recueillir le fruit de ses soins et de ses peines. Ils se demandaient avec étonnement en voyant le successeur de M. Deschamps: d'où vient-il? qu'at-il fait pour arriver là? « Combien d'hommes ressemblent à ces arbres déjà forts et avancés (4), qu'on transplante dans les jardins où ils

(1) Chap. XVI, no 6.
(2) Chap. II, no 32.
(3) Chap. IX, no 21.
(4) Chap. XI, n° 22.

surprennent les yeux de ceux qui les voient dans les beaux endroits où ils ne les ont point vus croître, et qui ne connaissent ni leurs commencements ni leurs progrès! >>

On avait donné à M. Deschamps le titre de chevalier de SaintLazare, et Louvois, sollicité par Gourville, lui accorda le gratis de sa réception (1). M. Deschamps n'y fut guère sensible : il s'était retiré à Provins, où il se préparait à la mort dans les exercices de la plus haute piété. « Qui peut, avec les plus rares talents et le plus excellent mérite (2), n'être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu'il laisse en mourant un monde qui ne se sent pas de sa perte et où tant de gens se trouvent pour le remplacer? » La Bruyère montre par cette réflexion qu'il comprend quel sort l'attend lui-même.

(1) Moréri.

(2) Chap. II, no 1.

CHAPITRE IX.

1684-1685.

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Le mariage de Mme de Maintenon était tenu secret, mais on remarquait des changements à la cour dans les mœurs, dans les costumes, dans les modes, dans ce qui concerne le goût, le vivre, la santé, la conscience. La Bruyère fut d'abord absorbé par les difficultés de sa nouvelle situation. On montait la maison du duc de Bourbon; le roi dit, devant le P. de la Chaise, que co jeune prince n'avait auprès de lui que d'honnêtes gens et des gens connus. Préparatifs du mariage: bals et mascarades. - Dégoûts qu'éprouve la Bruyère. Douce sérénité des révérends pères; patience de Sauveur, agitations et amertumes de la Bruyère.

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Mort de l'abbé Bourdelot. · M. le Prince vient

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au secours de la Bruyère et de Sauveur. Une lettre qu'il écrit les soulage beaucoup. M. de Meaux vient assister aux leçons de la Bruyère et s'en montre satisfait. tallé à l'hôtel de Condé, la Bruyère réussit mieux auprès du duc de Bourbon. fin du carnaval marque la fin de ses ennuis. - On fait peu de cas à la cour des hommes qui cultivent les sciences et les lettres; mais, avec les conseils de Bossuet et de Fleury, la Bruyère reconnaît ses fautes et va les réparer.

Louis XIV, rassasié de conquêtes, ne voulait plus courir les hasards de la guerre, et, après avoir réduit Alger, brûlé Gênes et pris Luxembourg, il concluait à Ratisbonne une trève de vingt ans. La France, suffisamment arrondie aux dépens de l'ennemi, était comme une forteresse qui présente de tous côtés un front redoutable (1), et, couverte sur toutes ses frontières, elle était capable de tenir la paix en sûreté dans son sein. Le roi bâtissait des palais, ouvrait des avenues, cultivait des jardins et embellissait son domaine. Tous les arts de la paix, architecture, peinture, sculpture, étaient à son service. Louvois, premier ministre depuis la mort de Colbert, avait laissé les finances à Le Pelletier, dont la modestie ne l'inquiétait pas, et acheté la surintendance

(1) Bossuet, Oraison funèbre de Marie-Thérèse.

des bâtiments pour tenir le roi par sa nouvelle passion. Mais le roi avait encore une autre passion que celle de bâtir. Ce n'était plus l'esprit de galanterie ; il s'était éteint avec l'esprit de conquête : c'était l'ambition de dominer sans faiblesse et de régner sans partage. Cependant, quel que fût son orgueil, le grand roi sentait le poids de son énorme responsabilité, et il éprouvait le besoin d'avoir auprès de lui une femme de sens rassis, prudente, avisée et discrète, qui pût le comprendre sans rien dire, et l'aider à porter son fardeau sans lui faire rien perdre de sa liberté ni de sa dignité. « L'un des malheurs du prince, dit la Bruyère (1), est d'être trop plein de son secret par le péril qu'il y a de le répandre son bonheur est de rencontrer une personne sûre qui l'en décharge. » Tel était le charme par lequel la dévote Mme de Maintenon, à cinquante ans, s'emparait de la confiance et de l'affection de Louis XIV, qui n'avait encore que quarante-six ans.

Cet événement était accompagné d'un changement notable dans les mœurs et les costumes de la cour. « Le courtisan autrefois (2) avait ses cheveux, était en chausses et en pourpoint, portait de larges canons, et il était libertin. Cela ne sied plus : il porte perruque, l'habit serré, le bas uni, et il est dévot.» Le philosophe, qui se laissait habiller par son tailleur, ne pouvait comprendre l'empire de la mode (3). « Une chose folle, dit-il, et qui découvre bien notre petitesse, c'est l'assujettissement aux modes, quand on l'étend à ce qui concerne le goût, le vivre, la santé et la conscience. La viande noire est hors de mode et, par cette raison, insipide; ce serait pécher contre la mode que de guérir de la fièvre par la saignée. De même l'on ne mourait plus depuis longtemps par Théotime; ses tendres exhortations ne sauvaient plus que le peuple, et Théot a vu son successeur. >>

Si une nécessité indispensable, écrivait Saint-Évremond au comte d'Olonne en 1674 (4), vous fait dîner avec quelques-uns de vos voisins que leur argent ou leur adresse aura sauvés de l'arrière-ban, louez le lièvre, le cerf, le chevreuil, le sanglier, et n'en mangez point. Que les canards et quasi les sarcelles s'attirent la même louange. De toutes les viandes noires la seule bécassine sera sauvée en faveur du goût, avec un léger préjudice de la santé. Ainsi les gens bien élevés et

(1) Chap. X, no 14.

(2) Chap. XIII, no 16. (3) Chap. XIII, no 1. (4) T. III, p. 71.

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