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hommes. » La Bruyère voyait là un progrès contraire à la maxime latine et banale qui veut que tout aille en dégénérant. Son progrès était bien conforme au système rêvé par Cordemoi, mais il se trouva en contradiction avec la vérité. La Bruyère ne tardera pas à s'en apercevoir.

Telle est la fragilité humaine, que la moindre impatience peut faire échouer au port la plus heureuse éducation. Le 25 septembre, le cœur d'Anne de Gonzague, princesse palatine et grand'mère du duc de Bourbon, fut porté à l'abbaye de Faremoutiers, selon qu'elle l'avait ordonné par son testament (1). « Dans la solitude de Sainte-Fare, autant éloignée des voies du siècle que sa bienheureuse situation la séparait du reste du monde ; dans cette sainte montagne que Dieu avait choisie depuis mille ans, où les épouses de Jésus-Christ faisaient revivre la beauté des anciens jours, où les joies de la terre étaient inconnues, où les vestiges des hommes du monde, des curieux, des vagabonds ne paraissent pas; sous la conduite de la sainte abbesse qui savait donner le lait aux enfants, aussi bien que le pain aux forts, les commencements de la princesse Anne avaient été heureux. » C'est pour cela qu'après sa mort elle avait rendu son cœur à cet endroit bien-aimé, où Bossuet le reçut en grande pompe, sans oublier que là même cette princesse, qui avait été si bien instruite, perdit le fruit de sa belle éducation, parce qu'au lieu de la conduire, on voulut la précipiter dans le bien et qu'elle tomba dans le mal. La cour de France était bien autrement dangereuse pour un jeune prince que ne pouvait l'être pour une jeune princesse l'abbaye de Faremoutiers. Louis XIV, après avoir voulu apprendre à son fils son métier de roi, commençait à s'en lasser, comme M. le Prince s'était lassé d'apprendre l'art militaire à M. le Duc. Que va-t-il arriver de M. le duc de Bourbon, quel que soit le zèle de ses maîtres (2)? La Bruyère eut l'honneur de s'entretenir avec Mme la Duchesse, qui lui confia ses inquiétudes sur l'avenir de son fils unique, et lui demanda de faire tous ses efforts pour le diriger dans la bonne voie, selon les vues de l'évêque de Meaux et de M. le Prince (3). « C'est un excès de confiance de la part des parents, disait la Bruyère, d'espérer tout de la bonne éducation de leurs enfants, et une grande erreur de n'en espérer rien et de la négliger. » Mme la Duchesse en espérait peu, mais elle y travailla beaucoup, et la Bruyère trouvera tou

(1) Oraison funèbre de la princesse palatine,

(2) Mss. de l'hôtel de Condé.

(3) Chap. XII, no 113.

jours en elle un fidèle appui. Il parlait allemand, c'était encore une raison pour qu'elle lui accordât sa confiance.

Pendant que le Dauphin, bien guéri, chassait à Chambord avec une nouvelle fureur le loup et le sanglier, sans beaucoup s'occuper d'autre chose; pendant que ceux qui le suivaient s'exposaient à se rompre les os, mais fort peu à déplaire au roi ou à Mme de Maintenon; pendant que M. de Liancourt, le grand veneur, se brisait une épaule, que M. d'Ecquevilly se fracassait le crâne, et que M. le Duc en était quitte pour une lourde chute, M. le Prince, à Chantilly, veillait à ce que le duc de Bourbon, qui avait été rejoint par sa sœur aînée, s'amusât avec elle dans ses grands bois, sans se laisser emporter par le tourbillon de la chasse à courre au delà des limites de la prudence. Le jeune prince attendait patiemment l'arrivée de ses nouveaux maîtres pour reprendre ses études vers la mi-octobre. Déjà la Bruyère allait partir pour Chantilly, lorsque Cordemoi tomba malade. Sauveur partit seul, et annonça à M. le Prince le péril où était Cordemoi. « J'en suis dans la plus grande peine du monde, écrivait Condé à Bossuet (1), car j'ai pour lui beaucoup d'estime et d'amitié ; et je ne doute pas que vous n'en ayez une grande douleur, sachant l'amitié que vous avez pour lui. » Bossuet ne fut certes pas insensible aux consolations de M. le Prince, « qui connaissait mieux que personne le fond de son amitié », et lui savait gré particulièrement de ce qu'il venait de faire pour l'éducation du duc de Bourbon; mais M. le Prince ne put blâmer la Bruyère d'être demeuré auprès de Cordemoi mourant.

:

Le spectacle de la mort de Cordemoi fut fort émouvant la société des amis de Bossuet était décimée. Il y avait à peine quinze jours que M. de Meaux, étant à faire ses visites épiscopales, écrivit à l'abbé Fleury à Villeneuve, chez M. le contrôleur général, et le pria d'aller le remplacer à Paris auprès de leur ami M. de Vares, garde de la bibliothèque du Roi. Fleury, qui portait lui-même le deuil tout récent de son élève et ami M. d'Amboile, fils de d'Ormesson, accourut au chevet du malade et l'entretint dans les sentiments de la foi la plus vive. « Il avait, écrit Fleury à Bossuet, une grande consolation de penser à la sainte cité et à la bonne compagnie qu'on y trouvera. Il a philosophé jusqu'à la fin, demandant pourquoi tant de gens, qui s'assemblaient autour de lui, paraissaient alarmés. » — « Pénétré des vérités

(1) Ces lettres de Condé à Bossuet et réciproquement ont été publiées par J. Floquet.

de la religion qu'il méditait toujours, il a eu le bonheur, écrivait l'abbé de Saint-Luc à Bossuet, de mourir entre les bras de M. Fleury. » Quelques jours après, le même abbé de Saint-Luc, qui n'avait encore que trente-quatre ans, mourait subitement d'une chute de cheval, en bénissant Dieu d'avoir encore eu le temps de se confesser. Après de si violentes secousses, on comprend l'effet que produisit la mort de Cordemoi. M. Antoine Bossuet, qui assistait à l'agonie, écrivait, le 14 octobre à minuit, une très courte lettre à M. le Prince, pour lui annoncer que Cordemoi était au bout de ses forces; mais il ne peut lui raconter, ce que M. le Prince lui avait cependant demandé, les derniers moments de leur ami. Il se contenta de prier M. de la Bruyère de le lui faire savoir. Le 15 octobre, l'abbé Fleury écrivait à l'évêque de Meaux : « Eh bien, Monseigneur, il a plu à Dieu de frapper encore ce terrible coup, et de nous ôter encore M. Cordemoi; il me semble que je ne vois plus que des morts, et à peine sais-je si je suis en vie moi-même : du moins sais-je bien que si j'ai tant soit peu de raison, je ne dois pas me promettre un moment de vie. » Peu après, la Bruyère partit pour Chantilly: je suppose qu'il put dire à Condé tout ce que M. Bossuet n'avait pu écrire sur Cordemoi et sa famille.

La Bruyère eut tout le temps de penser à leur ami défunt, et se demanda où était maintenant Cordemoi. Lui aussi, il avait philosophé comme M. de Vares jusqu'au dernier soupir, et pensé à la bonne compagnie qu'on trouve dans la sainte cité. Après avoir longtemps cherché, avec Descartes, ce que c'est qu'un pur esprit, il en savait aujourd'hui plus que Descartes n'en enseigna jamais. Cependant rien ne paraissait changé dans la nature ni dans le monde : tout y allait toujours du même train (1). « Qui a vécu un seul jour a vécu un siècle; même soleil, même terre, même monde, mêmes sensations; rien ne ressemble mieux à aujourd'hui que demain. Il y aurait quelque curiosité à mourir, c'est-à-dire à n'être plus un corps, mais seulement un esprit. L'homme, cependant, n'est point curieux sur ce seul article: né inquiet et qui s'ennuie de tout, il ne s'ennuie point de vivre, il consentirait peutêtre à vivre toujours; ce qu'il voit de la mort le frappe plus violemment que ce qu'il en sait; la maladie, la douleur, le cadavre le dégoûtent de la connaissance d'un autre monde ; il faut tout le sérieux de la religion pour le réduire. »

(1) Chap. XVI, no 32.

CHAPITRE VIII.

AUTOMNE DE 1684.

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Projet de

Condé, à Chantilly, trace le programme de l'éducation du duc de Bourbon. Chantilly par la Bruyère. Le moraliste étudie le grand homme fort à son aise. Opinions et volontés de Condé. Rapports de la Bruyère avec les RR. PP. jésuites. Liberté de penser à Chantilly. Santeul et ses cantilliaca. Avis à M. le duc de Bourbon. Leçons de la Bruyère sur l'histoire; Condé les fait répéter à son petitfils. Leçons de géographie. Hardiesse du professeur. Leçons de philosophie ou lecture du Ier livre des Principes de Descartes. Réfutation du spinosisme. Révé lations du P. Bourdaloue sur les opinions religieuses de M. le Prince. La Bruyère contrôle les assertions de l'apologiste. Il juge Condé et il est jugé par lui d'une manière favorable. Il ne s'attendait pas à réussir aussi bien dans une maison où il était étranger; il ne se fait pas d'illusion sur son mérite et son utilité. Qu'est devenu M. Deschamps?

Le roi ayant jeté son dévolu sur le duc de Bourbon pour en faire son gendre, il fallait, pour que Sa Majesté fût contente de son choix, y répondre par un zèle et une prudence qui ne laissât rien à désirer dans l'éducation du jeune prince. Condé dressa un plan d'études que la Bruyère appelle dans ses lettres le projet de Chantilly. Voici ce plan d'études, tel que nous avons pu l'extraire des lettres mêmes de la Bruyère.

Le duc de Bourbon avait la droiture d'esprit, l'habileté, la délicatesse : les grands, dit la Bruyère (1), s'emparent de ces riches talents comme de choses dues à leur naissance. Pour développer ces qualités naturelles, les jésuites n'avaient cessé de faire servir, selon les règles de leur institution, toutes les ressources de l'esprit, la politesse, la littérature, l'éloquence même; mais leur ouvre sera bientôt terminée:

(1) Chap. XI, n 19.

il ne leur restait plus, suivant l'expression de l'évêque de Meaux, pour finir leur grand dessein (1), qu'à conduire cet enfant de Dieu, cultivé dès le plus bas âge, jusqu'à la maturité de l'homme parfait en Jésus-Christ. La Bruyère (2) eut le plaisir de croire que les révérends pères Alleaume et du Rosel, qui continuaient à veiller sur la conduite morale et religieuse du duc de Bourbon, auraient fini avant l'année prochaine de lui apprendre l'histoire sainte, et lui auraient suffisamment montré comment Dieu a toujours protégé ses fidèles serviteurs au milieu des agitations du monde. Alors la Bruyère sera chargé de tout; il aura six grandes heures par jour à travailler avec le duc de Bourbon, et lui fera faire de sérieux progrès. Mais, en attendant, il doit laisser les jésuites achever leur ouvrage, et se contenter du temps que ces collègues, qui faisaient mieux que lui et qui avaient autant de zèle, voudront bien lui laisser. 1° Il était indispensable pour le duc de Bourbon de savoir au moins les éléments du métier de soldat : les occasions, que Dieu, le roi ou la fortune lui offriront plus tard, décideront seules la question de savoir s'il en a les capacités. M. Sauveur lui enseignera les sciences militaires; mais, avant de commencer la fortification, il continuera à expliquer ce qui est nécessaire de l'arithmétique et de la géométrie. 2° M. le duc de Bourbon va être obligé d'être un homme politique : il faut donc qu'il étudie avec soin la science particulière des politiques, celle qui, disait l'évêque de Meaux, forme la prudence des princes et enrichit leur sagesse naturelle par l'expérience d'autrui, l'histoire. M. de la Bruyère exposera de vive voix les principales actions des rois qui depuis Charles VII ont régné sur la France, et le jeune prince fera des résumés de ses leçons par écrit, comme le Dauphin avait fait pour les leçons de M. de Meaux. 3o Mais on ne peut comprendre ni la politique ni l'histoire, si l'on ne sait bien la géographie, qui est aussi de la plus grande utilité pour la guerre. Malheureusement cette science n'était alors qu'une série fastidieuse de noms aussi difficiles à apprendre que faciles à oublier. Pour aider la mémoire du duc de Bourbon et développer son intelligence, M. de la Bruyère y ajoutera l'étude des gouvernements, et se bornera à décrire les frontières de France et les pays voisins qui ont le plus de rapports, en paix ou en guerre, avec le royaume et la cour de France. 4o Il eût été vraiment honteux et funeste à un prince du sang d'igno

(1) Sermon pour la Circoncision.

(2) Première lettre de la Bruyère à Condé.

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