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d'Argonne. Ce chartreux bel esprit, tout fier d'avoir étudié sur les bancs de la Sorbonne ou de quelque célèbre université (1), mais plus fier encore de faire belle figure à la ville, à la cour, et satisfait d'étaler sa toilette et sa science devant l'humble savant qu'il vient visiter dans sa pauvre chambre, dut trouver quelque ressemblance à cette figure grotesque (2). « Un homme à la cour, et souvent à la ville, qui a un long manteau de soie ou de drap de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l'estomac, le soulier de maroquin, la calotte de même, d'un beau grain, un collet bien fait et bien empesé, les cheveux arrangés et le teint vermeil, qui avec cela se souvient de quelques distinctions métaphysiques, explique ce que c'est que la lumière de gloire, et sait précisément comment l'on voit Dieu, cela s'appelle un docteur. Une personne humble, qui est ensevelie dans le cabinet, qui a médité, cherché, consulté, confronté, lu ou écrit pendant toute sa vie, est un homme docte. » Bonaventure d'Argonne était bien libre de reconnaître ou de ne pas reconnaître quel était le docteur; mais la Bruyère était l'homme docte.

L'éducation du Dauphin avait jeté un si grand éclat sur la personne de Bossuet, qu'on s'adressait toujours à lui pour trouver des hommes capables de faire l'éducation des autres princes de sang royal. Naturellement il choisissait, parmi ses amis ou connaissances, ceux qui lui semblaient les plus dignes de cet emploi: il ne prenait jamais des docteurs, mais toujours des hommes doctes; jamais des moines mondains, mais toujours des chrétiens sincères, d'un esprit sérieux et raisonnable. Il avait mis l'abbé Fleury auprès du duc de Vermandois, fils légitimé de Louis XIV et de Mme de la Vallière ; il venait de mettre encore, auprès du duc du Maine, M. de Malezieu et l'abbé Caton de Court, qui furent, dit Fontenelle (3), nommés par le roi et agréés du public. Tout le monde approuvait le choix de Bossuet. « On aurait souhaité, dit le marquis de Sourches (4), que dans l'assemblée du clergé (1682), M. de Meaux ne se fût pas si fort emporté contre les intérêts du Pape; mais il avait, pendant la grande faveur de Mme de Montespan, si ouvertement soutenu le roi dans ses desseins de la quitter pour se convertir, et depuis il avait servi si vaillamment l'Église catholique

(1) Toilette de Varillas, Mélanges de Vigneul de Marville, t. I, p. 25.

(2) Chap. II, no 28.

(3) Éloge de Malezieu, membre de l'Académie des sciences.

(4) M. de Sourches, éd. de Cosnac, t. I, p. 110.

LA BRUYÈRE.

- T. I.

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par ses écrits contre les hérétiques, qu'on ne pouvait douter ni de la pureté de sa foi, ni de la finesse de son discernement. » C'était le plus vertueux des courtisans.

L'abbé le Dieu, qui ne brillait pas précisément par la noblesse de ses sentiments ou la modestie désintéressée de son caractère, rapporte comment M. de Meaux jugeait ses amis après les avoir éprouvés, savait distinguer leur mérite, et les récompensait en leur donnant quelque place qui leur convînt. « Son discernement, dit-il (1), était exquis. Il perçait les hommes jusqu'au fond de l'âme, et connaissait fort bien si c'était la vanité, l'intérêt ou un attachement sincère qui les faisait agir. Il ne disait mot; il remarquait tout jusqu'aux manières mêmes de ses gens, qui pouvaient ne lui être pas agréables; mais il les excusait par bonté, et par l'affection qu'il remarquait en eux. Dans l'occasion il se souvenait fort à propos de ce qu'on lui avait dit ou fait d'agréable, et il le rapportait lorsqu'on n'y songeait plus. Aussi ne perdit-il en sa vie aucune occasion de favoriser les siens. « On croit, disait-il, que je ne pense qu'à mes livres, voyez si ce que je viens de faire pour celui-ci ou pour celui-là n'est pas convenable. » Telle fut la conduite de Bossuet envers la Bruyère, lorsqu'il le fit entrer dans la maison de Condé.

(1) Mémoires de l'abbé le Dieu, p. 114.

CHAPITRE VI.

1681-1684.

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M. le Prince voulait faire de son petit-fils un héros ou du moins un bon homme de guerre; M. le Duc voulait faire de son fils un courtisan accompli. Cette divergence de vues amena bien des intrigues et des querelles dans l'éducation du jeune prince. - Gourville pénètre le secret de M. le Duc, qui veut marier son fils avec Mlle de Nantes pour obtenir les grandes entrées. Il enseigne au jeune prince ce qu'on n'apprend point au collège, à avoir de l'esprit. - Querelles des jésuites avec l'abbé Bourdelot et avec M. Deschamps. Détails curieux sur l'éducation au milieu de ces querelles. Gourville pressa M. le Duc de marier son fils, qui avait eu quinze ans le 11 octobre 1683. - Ni M. Deschamps ni les jésuites ne réussirent à faire un homme de cet enfant. Mme de la Fayette essaya, mais ne put venir à bout de sa résistance. - M. le Prince lui-même échoua. - M. Deschamps s'avoua vaincu, et se retira dans la solitude. - M. le Prince mit la Bruyère à la place de M. Deschamps, mais dans des conditions toutes diffé

rentes.

« Nous devons travailler à nous rendre très dignes de quelque emploi (1) le reste ne nous regarde point, c'est l'affaire des autres. >>

Nous avons vu ce que fit la Bruyère pour se rendre très digne d'un emploi dans la maison de Condé. Il nous reste à voir quel était cet emploi et ce que firent les autres pour le lui procurer.

Si M. le Duc, malgré ses brillantes qualités et les leçons de son père, n'avait pu devenir un héros, il ne demandait pas mieux que de voir le duc de Bourbon le devenir à sa place: il était trop bon père pour ne pas vouloir faire le bonheur de son fils, en même temps que le sien. Il avait trop d'esprit pour ne pas reconnaître qu'il fallait avant tout mettre le duc de Bourbon en état de paraître avan

(1) Chap. II, no 10.

tageusement à Versailles. Il ne semblait pas probable que le jeune prince fût de sitôt appelé à commander les armées de Sa Majesté; mais il pouvait être très prochainement obligé de se produire devant le roi, de répondre à la bonté du Dauphin, et de se bien conduire sur ce champ de bataille, si fertile en désastres, qu'on appelait la cour. Savoir la cour, tel fut donc le but de l'éducation du duc de Bourbon, d'après les vues de son père. Néanmoins toute cette éducation marcha toujours sous la direction supérieure de M. le Prince, qui cherchait dans son petit-fils un digne héritier de sa gloire; mais M. le Duc n'oublia rien pour la faire aboutir au terme de son ambition particulière, qui était alors d'obtenir les grandes entrées.

Lorsque le duc de Bourbon vint s'installer au Petit-Luxembourg, il avait largement récompensé les jésuites et leur avait donné son portrait. Ils firent du portrait une multitude de copies de diverses grandeurs et de toutes les couleurs, et les répandirent dans leurs provinces. Le R. P. Bergier, ayant fait un voyage à la Flèche, écrivait à Condé (1) qu'il avait trouvé ce collège rempli de portraits de M. le duc de Bourbon. Enfin, un exemplaire bien verni, dans un cadre doré, fut porté à Rome et placé dans la chambre du père général, afin, dit le P. Talon, qu'il fût vu de tous les jésuites et que cet aimable et admirable enfant pût leur dire en deux petits vers latins (2): « Si vous voulez me peindre, représentez en même temps mon père et mon grand-père. » C'est-à-dire vous voyez-là, sous les traits du même enfant, un grand capitaine et un grand politique. Le P. Garnier, avec ce portrait, « partit, bien résolu de proclamer à son de trompe les obligations incroyables de la compagnie de Jésus envers la maison de Condé. » En mon particulier, ajoute Talon, je n'ai pu me tenir de lui donner quelques petits mémoires, qui feront crier à nos bons messieurs Dio mio! dio mio! - Les jésuites, avec l'appui de la maison de Condé, du ministre Louvois, etc., etc., avaient demandé et allaient obtenir pour leur collège de Clermont l'honneur de porter le nom de Louis le Grand.

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Il est possible aussi que, parmi ces petits mémoires tant applaudis de la compagnie de Jésus, il y en eût quelques-uns dictés par M. de Gourville (3): cet habile homme d'affaires, qui administrait la for

(1) Mss. de l'hôtel de Condé.

(2) Poésies latines de P. F. Vavasseur, Paris, chez Thiboust, 1683, p. 132.

(3) Mémoires de Gourville, p. 564.

tune des Condé, prit alors la direction des dépenses de M. le duc de Bourbon et les mit à la charge de M. le Prince. Le grand-père en fut enchanté. M. le Duc ne voulut pas être moins généreux : il abandonna tout, pourvu qu'on lui assurât cent mille francs par an pour ses dépenses personnelles et ses menus plaisirs. Il n'en fut que plus libre de poursuivre sa chimère des grandes entrées.

Gourville nous assure que M. le Duc avait plus d'esprit et d'imagination que personne au monde. Voici l'ingénieuse combinaison qu'il imagina la communauté de jalousie réunit parfois mieux que la communauté d'affection; or qui pouvait être jaloux comme M. le Duc du mariage de M. le prince de Conti avec la fille de Me de la Vallière? la reine? Point du tout. Marie-Thérèse d'Autriche, qui avait supporté avec une patience pleine de dignité les folles passions du roi, qu'une résistance emportée n'eût fait qu'aigrir, était trop heureuse de cacher le souvenir des fautes de son mari sous le voile d'un honnête et brillant mariage. Qui donc pouvait partager la jalousie de M. le Duc ? Ce fut la belle et impérieuse maîtresse de Sa Majesté, Mme de Montespan, qui avait eu de son double adultère de nombreux enfants, aussi bien nés que Mme la princesse de Conti. Longtemps ces enfants avaient été dérobés à la vue de la cour, élevés en secret sous les ailes de Mme de Maintenon, mais on venait de les produire au grand jour : ils étaient légitimés et vivaient près du roi. Encore un peu de temps, ils iront dans les carrosses de Sa Majesté. Ce fut là un trait de lumière pour M. le Duc. Le raisonnement qu'il fit saute aux yeux. Mlle de Nantes, fille aînée du roi et de M de Montespan, avait déjà près de dix ans; elle était fort jolie, et promettait de le devenir plus encore. Or, si le roi consent à la marier avec M. le duc de Bourbon, le jeune prince aura ses grandes entrées comme M. le prince de Conti. Eh bien, laisserat-il alors son père s'endormir à la porte sur un tabouret? Ce n'est pas possible. Le père suivra l'enfant dans le cabinet du roi, comme l'enfant aura la survivance du père pour les plus hautes dignités. Il fallut donc, tout en faisant étudier la rhétorique et la philosophie à M. le duc de Bourbon, le préparer activement, mais en secret, à épouser bientôt Mlle de Nantes.

Ce grand secret n'échappa point à Gourville. L'intendant général de la maison de Condé voulait tout savoir et maintenait avec un soin jaloux son autorité. Il eut l'œil toujours ouvert sur ce qui se passait

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