Page images
PDF
EPUB

dire (1). « On ne vit point assez pour profiter de ses fautes. On en commet pendant tout le cours de sa vie ; et tout ce que l'on peut faire à force de faillir, c'est de mourir corrigé. » La Rochefoucauld venait de mourir corrigé entre les mains de Bossuet (2). Patru, l'éloquent Patru, ce censeur solide et sévère de Racine et de Boileau, venait de faire la même fin. La pensée de la Bruyère est, j'imagine, que Théophraste avait possédé toute la sagesse qu'un philosophe peut atteindre en dehors du christianisme, et que la lecture de son livre et de sa vie conduit à une fin chrétienne.

Après avoir donné tous ses soins à la traduction des Caractères, après avoir raconté la vie de Théophraste avec la finesse attique, comme si c'eût été la pieuse légende d'un saint païen, la Bruyère voulut se donner le contentement de la faire imprimer. Le succès bien constaté des livres de l'abbé Fleury sur les mœurs des juifs et des premiers chrétiens, permettait d'espérer que la peinture des mœurs athéniennes par Théophraste ne manquerait pas de plaire et d'être utile. Ce philosophe grec avait l'esprit aussi juste, aussi doux, aussi modéré que l'abbé Fleury et un talent d'écrire vraiment supérieur. La traduction des Caractères de Théophraste serait certainement lue avec empressement par quelques savants qui n'aimaient, dans un livre de morale, que les apophtegmes des Romains, des Grecs, des Perses et des Égyptiens.

Seulement ces érudits étaient si avides d'ouvrages complets, ils voulaient tant avoir de gros livres sous les yeux et manier des in-folio, que le petit traité des caractères leur paraîtrait un bien mince régal. Sans doute on pourrait y ajouter (3) un avertissement au lecteur, une épître dédicatoire, une table et des approbations : cela ne serait pas encore assez pour mériter le nom de livre. Ce que les savants préfèrent à tout, ce sont des définitions, des divisions, de la méthode, comme dans les Éthiques d'Aristote (4). Ils veulent qu'on leur explique ce que c'est que la vertu en général, et telle vertu en particulier; quelle différence se trouve entre la valeur, la force, la magnanimité, les vices extrêmes par le défaut ou par l'excès, entre lesquels la vertu se trouve placée; et duquel de ces deux extrêmes elle emprunte da

(1) Chap. XI, n 60.

(2) Mme de Sévigné, 15 mars 1680.

(3) Chap. I, n® 6.

(4) Discours sur Théophraste.

vantage; toute autre doctrine ne leur plaît pas. C'est exactement ce que le P. Senault explique sur l'usage des passions (1). Mais il a beau distribuer son explication par titres et par chapitres, il dogmatise avec une subtilité qui n'est pour les gens du monde qu'un << obscur galimatias » (2).

Mme de Sévigné préférait de beaucoup les droites simplicités de Descartes, qui réduisait les mœurs aux passions et qui expliquait celles-ci par le mouvement du sang, par celui des fibres et des artères (3). Il se trouvait des érudits qui, contents de cette explication, quittaient un auteur de tout le reste. C'était surtout parmi les médecins (4), comme Martin Cureau de la Chambre. Malebranche lui-même, ce pur esprit, donne une définition des passions (5) qui n'est pas exempte de matérialisme. Sur ce point, la Bruyère se séparait nettement de Descartes; il ne pouvait admettre que des spiritualistes déclarés donnassent aux matérialistes le droit d'empiéter sur le monde spirituel, pour chercher dans l'organisme les fibres de l'esprit humain.

Le grand nombre des gens qui lisent ne tiennent pas plus à la théorie de Descartes qu'à celle d'Aristote : « persuadés que toute doctrine des mœurs doit tendre à les réformer, à discerner les bonnes d'avec les mauvaises, et à démêler dans les hommes ce qu'il y a de vain, de faible et de ridicule d'avec ce qu'ils peuvent avoir de bon, de sain et de louable, ils se plaisent infiniment dans les livres qui, laissant de côté les principes physiques ou moraux, se jettent d'abord dans l'application et corrigent les hommes les uns par les autres, par ces images de choses qui leur sont si familières, et dont néanmoins ils ne s'avisaient pas de tirer leur instruction. » Tel est le traité des caractères que nous a laissé Théophraste, dit avec satisfaction la Bruyère; mais là, il rencontra un obstacle inattendu et insurmontable.

Ces lecteurs qui n'ont que beaucoup d'esprit sans érudition, ces hommes instruits par le commerce du monde, les femmes et les gens de cour trouvaient insipide l'histoire ancienne et ne faisaient nulle

(1) Boileau, satire VIII, v. 113-116.

(2) Mme de Sévigné, 9 juin 1680.

(3) Traité des Passions, art. 27, 51, l'Homme, p. 348.

(4) Caractères des passions, Paris, 1662.

(5) Recherche de la vérité, 1. V, c. I.

[ocr errors]

attention aux mœurs grecques. Ils lisaient les Mœurs des Israélites et des chrétiens, parce que c'était un livre d'édification (1), écrit avec beaucoup d'ordre et d'exactitude, et qui servait à illustrer la foi catholique et la doctrine des bonnes mœurs. Mais certainement ils ne s'aviseront pas de tirer leur instruction des vices, des faibles et des ridicules des Athéniens; leur prévention pour leurs propres coutumes et pour leurs manières est telle, que sans autre discussion, non seulement ils les trouvent les meilleures de toutes, mais décident que tout ce qui n'y est pas conforme, est méprisable. Ainsi le Théophraste de la Bruyère aura le même sort que le Charlemagne de M. le Laboureur. Les Caractères grecs, s'il les offre à M. le Prince,

jetés d'abord sans tourner le feuillet Iront dans l'antichambre amuser Pacolet (2).

Encore n'est-il pas sûr qu'ils restent dans l'antichambre de l'hôtel de Condé, s'ils n'apprennent rien à personne que ce que tout le monde veut bien ignorer.

Le moraliste, fort de l'appui de Bossuet et de Fleury, « des sages et des vertueux », se révolta contre cette injuste prévention des hommes du monde, qui les privait, dans la lecture des livres des anciens, du plaisir et de l'instruction qu'ils en devaient attendre. « Nous, qui sommes si modernes, dit-il (3), serons anciens dans quelques siècles. Alors l'histoire du nôtre fera goûter à la postérité la vénalité des charges, c'est-à-dire le pouvoir de protéger l'innocence, de punir le crime, et de faire justice à tout le monde, acheté à deniers comptants comme une métairie; la splendeur des partisans, gens si méprisés chez les Hébreux et chez les Grecs. L'on entendra parler d'une capitale d'un royaume où il n'y avait ni places publiques, ni bains, ni fontaines, ni amphithéâtres, ni galeries, ni portiques, ni promenoirs, et qui était pourtant une ville merveilleuse. L'on dira que tout le cours de la vie s'y passait presque à sortir de sa maison pour aller se renfermer dans celle d'un autre ; que d'honnêtes femmes, qui n'étaient ni marchandes ni hôtelières, avaient leurs maisons ouvertes à ceux qui payaient pour y entrer ; que l'on avait à choisir des dés, des cartes et

(1) Approbation par Bossuet (13 janvier 1681) du livre de l'abbé Fleury.

(2) Boileau, épître VIII.

(3) Discours sur Théophraste.

tous les jeux ; que l'on mangeait dans ces maisons, et qu'elles étaient commodes à tout commerce. L'on saura que le peuple ne paraissait dans la ville, que pour y passer avec précipitation : nul entretien, nulle familiarité; que tout y était farouche et comme alarmé par le bruit des chars qu'il fallait éviter, et qui s'abandonnaient dans le milieu des rues, comme on fait dans une lice pour le prix de la course. L'on apprendra sans étonnement qu'en pleine paix et dans une tranquillité publique, des citoyens entraient dans les temples, allaient voir des femmes, ou visitaient leurs amis avec des armes offensives, et qu'il n'y avait presque personne qui n'eût à son côté de quoi pouvoir d'un seul coup en tuer un autre. Ou si ceux qui viendront après nous, rebutés par des mœurs si étranges et si différentes des leurs, se dégoûtent par là de nos mémoires, de nos poésies, de notre comique, et de nos satires, pouvons-nous ne pas les plaindre par avance de se priver eux-mêmes, par cette fausse délicatesse, de la lecture de si beaux ouvrages, si travaillés, si réguliers, et de la connaissance du plus beau règne dont jamais l'histoire ait été embellie? » Cette protestation est éloquente: voilà bien l'indignation d'un bourgeois de Paris contre l'insuffisance des règlements de police, d'un philosophe en chambre qui maudit les tripots et redoute l'épée des gentilshommes, d'un trésorier en la généralité de Caen qui méprise la vénalité des charges et la splendeur des partisans, d'un érudit qui sait le latin et le grec et qui vante la beauté de Rome et les mœurs d'Athènes. Mais quoi! il ne sait pas la cour, il ne connaît pas les grands, il n'a jamais vu Chantilly, Versailles ou Fontainebleau ; il n'a qu'une vague idée des mœurs de l'hôtel de Condé, et il n'a jamais appris la maison du roi.

Quand la Bruyère écrivit cette préface, il était encore vraiment bien naïf malgré son érudition. Que venait-il dire aux hommes du dix-septième siècle pour leur recommander son livre? « Que les hommes en général n'ont point d'usages ni de coutumes qui soient de tous les siècles, qu'elles changent avec les temps, que nous sommes trop éloignés de celles qui ont passé, et trop proches de celles qui règnent encore, pour être dans la distance qu'il faut pour faire des unes et des autres un juste discernement. » Son style même ne s'est point encore dégagé d'une certaine pesanteur, qu'il perdit dans la conversation des courtisans. Il allait dans son ignorance du bon ton jusqu'à ravaler, « la politesse de nos mœurs, la bienséance de nos coutumes, ce

qu'il appelait très innocemment notre faste et notre magnificence, au-dessous de la vie simple des Athéniens et des premiers hommes, grands par eux-mêmes, et indépendamment de mille choses extérieures qui ont été depuis inventées pour suppléer à cette véritable grandeur qui n'est plus. » Il tombait, l'honnête homme, dans le ridicule des pédants tant raillés par notre comique et nos satires, lorsqu'il ajoutait, comme s'il eût été le précurseur de J.-J. Rousseau : « La nature se montrait en eux dans toute sa pureté et sa dignité, et n'était point encore souillée par la vanité, par le luxe, et par la sotte ambition. Un homme n'était honoré sur la terre qu'à cause de sa force ou de sa vertu ; il n'était point riche par des charges ou des pensions, mais par son champ, par ses troupeaux, par ses enfants et ses serviteurs ; sa nourriture était saine et naturelle, les fruits de la terre, le lait de ses animaux et de ses brebis; ses vêtements simples et uniformes, leurs laines, leurs toisons ; ses plaisirs innocents, une grande récolte, le mariage de ses enfants, l'union avec ses voisins, la paix dans la famille. » La Bruyère savait bien « que rien n'est plus opposé à nos mœurs que toutes ces choses; mais l'éloignement des temps, disait-il, nous les fait goûter, ainsi que la distance des lieux nous fait recevoir tout ce que les diverses relations ou les livres de voyages nous apprennent des pays lointains et des nations étrangères. » Quelle illusion! Ce proverbe était déjà connu : « A beau mentir qui vient de loin. » La Bruyère et quelques savants pouvaient avoir cette simplicité un peu puérile. Mais le public, à qui tout livre s'adresse et à qui tout écrivain veut plaire, le public entier, y compris les femmes, les gens de cour, et tous ceux que la Bruyère voulait convertir à de meilleures mœurs avec sa traduction de Théophraste, lui eût répondu comme la Henriette de Molière à Trissotin : « Excusez-moi, Monsieur, je ne sais pas le grec. » Il garda donc son livre pour une meilleure occasion, et il fit bien.

En effet, s'il eût publié alors son livre, il aurait eu beau vanter dans sa préface « une religion, une police, une manière de s'habiller, de bâtir, de faire la guerre qu'on ne savait point, des mœurs que l'on ignorait », il n'eût rencontré que l'indifférence. Racine, qui traduisait Sophocle à livre ouvert, avait bien été obligé de donner à ses héros grecs des mœurs encore plus françaises que leurs costumes. Sans doute la Bruyère, poursuivant son idée dans le Discours sur Théophraste, prouva que nous sommes « moins rebutés par la barbarie des manières

« PreviousContinue »