Page images
PDF
EPUB

politiques de la plus haute gravité, comme la révocation de l'Édit de Nantes, la diplomatie du prince d'Orange, la révolution d'Angleterre, la guerre de la ligue d'Augsbourg, l'avènement du tiers état à la cour de Louis XIV, la grandeur et la décadence du dix-septième siècle. A nos yeux, la Bruyère n'est guère moins remarquable comme historien que comme moraliste.

Il serait bien long, et peut-être inutile, de présenter au public la liste des ouvrages et des documents manuscrits ou imprimés que nous avons pu consulter; il suffit, ce nous semble, de les nommer et de les apprécier lorsque nous invoquerons leur autorité. Nous pouvons dire que nous n'affirmons aucun fait qu'avec preuve à l'appui; mais nous ne pouvons pas dire que nous ne faisons pas de conjectures. Qu'est-ce autre chose que des conjectures qui nous décident à rapprocher les remarques de la Bruyère des faits que nous racontons? Il est assez rare que des observations générales ne s'appliquent qu'à un seul fait, et souvent nous en indiquons plusieurs. Les caractères se rapportent toujours à plusieurs personnes, sauf un petit nombre de portraits faciles à reconnaître. Mais nous soumettons nos hypothèses à des vérifications capables d'en faire voir la justesse. Si nous ne pouvons ainsi obtenir l'évidence morale, nous tâchons du moins d'atteindre un degré suffisant de probabilité. Il n'est pas commun le bonheur de ces historiens si bien pourvus de documents qu'ils produisent la certitude dans l'esprit du critique. Notre ambition se borne à nous tromper le moins que nous pourrons.

ع

UNIV. OF

VINNOJITVO

LA BRUYÈRE

DANS

LA MAISON DE CONDÉ.

CHAPITRE PREMIER.

[ocr errors]

Origine de la Bruyère. Rôle de son trisaïeul Jehan et de son bisaïeul Mathias dans la sainte Union à Paris, sous Henri III et Henri IV. Ils meurent en exil. Son grandpère Guillaume est un prodigue qui achève la ruine de sa famille. Son père Louis est un modeste contrôleur des rentes de l'hôtel de ville. Son oncle Jean est son parrain et protège sa famille après la mort du père. vain. Il apprend les langues mortes et vivantes. ses études de droit;

[ocr errors]

Enfance et jeunesse de l'écri

Son éducation à l'Oratoire;

passe ses thèses à Orléans. Il cherche sa vocation à l'Église, où il étudie l'art de prêcher, et au barreau, où il voudrait exercer le métier d'avocat. - Il y renonce. Il se dégoûte du droit, qui l'avait d'abord attiré. — Il méprise enfin la médecine, dont il ne voit pas l'utilité. Il n'estime que la sagesse, et tout son travail consiste à méditer, parler, lire et être tranquille.

-

Le nom de la Bruyère, comme celui de du Bois, du Pré, des Champs, etc., était commun en France, mais il pouvait devenir à volonté un nom de gentilhomme. Notre auteur le savait bien : il signait Delabruyère en un seul mot; mais dans la maison de Condé on écrivait de la Bruyère en trois mots. Il finira par écrire son nom avec cette orthographe nobiliaire; du moins on peut le voir (1) dans sa

(1) Vitrine XXXII de la galerie Mazarine, no 356.

LA BRUYÈRE.

T. I.

1

lettre à Phélypeaux, comte de Pontchartrain, qui est exposée à la Bibliothèque nationale. Il avait ses raisons pour agir ainsi : « Je le déclare formellement, dit-il (1), afin que l'on s'y prépare et que personne n'en soit surpris, si jamais un grand me trouve digne de ses soins, si je fais une belle fortune, il y a un Geoffroy de la Bruyère que toutes les chroniques rangent au nombre des plus grands seigneurs de France qui suivirent Godefroy de Bouillon à la conquête de la Terre-Sainte: voilà de qui je descends en ligne directe. » On a voulu prendre cette plaisanterie au sérieux. Les uns, par haine pour le moraliste, ont vu là une simple gasconnade, ou la vanité ridicule d'un gentilhomme à louer, qui met enseigne sur sa noblesse pour faire payer ses services par le prince de Condé et qui bat monnaie avec la gloire de ses ancêtres. Le chartreux Bonaventure d'Argonne (2) est l'auteur de cette brillante hypothèse. D'autres, par respect pour le grand écrivain, ont cherché dans toutes les chroniques ce fameux Geoffroy de la Bruyère, l'un des plus grands seigneurs de France, qui prit part à la première croisade et à la prise de Jérusalem sous la conduite de Godefroy de Bouillon. Mais le plus ancien Geoffroy de la Bruyère qu'ils aient pu trouver (3) mourut en 1191, au siège de Saint-Jean d'Acre, près d'un siècle après Godefroy de Bouillon. Il est difficile d'admettre que notre auteur pensât sérieusement à se faire un ancêtre d'un croisé fabuleux l'origine de sa famille n'était que trop connue au dix-septième siècle. Le nom des la Bruyère revient à chaque instant dans les mémoires de la Ligue. La maison de Condé ne faisait pas grand cas de cette noblesse révolutionnaire. Le premier ancêtre des la Bruyère était-il apothicaire, parfumeur ou droguiste? C'est le seul point sur lequel de Thou (4), qui n'hésite pas à lui prêter un très vilain caractère, n'ait pas voulu se prononcer. Qu'importe? « Il y a peu de familles dans le monde (5), répondait notre auteur, qui ne touchent aux plus grands princes par une extrémité, et par l'autre au simple peuple. »

Apothicaire, parfumeur et droguiste, rue Saint-Denys devant le grand Châtelet, Jehan de la Bruière (sic) était, au seizième siècle, un riche bourgeois qui faisait bien ses affaires. Les denrées coloniales

(1) Chap. XIV, no 14. ́

(2) Vigneul de Marville, Mélanges d'histoire et de littérature, t. III, p. 382.

(3) Recueil des historiens des Gaules, t. XVIII, p. 512.

(4) Historia Thuani, éd. 1733, t. III, p. 493, t. V, p. 405.

(5) Chap. XIV, no 12.

[ocr errors]

n'étaient pas communes alors: il fallait les faire venir de bien loin et à grands frais; les médicaments se vendaient fort cher, les épices et les parfums de l'Orient exigeaient des marchands une mise de fonds considérable. Aussi la maison de la rue Saint-Denys supporta, en 1571 (1), une taxe extraordinaire de 160 livres qui nous montre toute l'importance de son commerce. Les marchands voisins, rue Saint-Denys et aux environs, épiciers, bonnetiers, chapeliers, payèrent de 10 à 15 livres; les marchands de soie, de 20 à 50 livres ; le célèbre potier Bernard Palissy, rue Saint-Honoré, 5 livres; un apothicaire de la rue Sans-Chef, 12 livres; un médecin, 20 livres ; des procureurs et des notaires, de 15 à 20 livres ; des conseillers au parlement 80 livres. Il faut arriver aux taxes les plus élevées pour atteindre ou dépasser les 160 livres du trisaïeul de notre auteur. Il y avait peut-être aussi surtaxe par malice et sans cause: ce dont Jehan de la Bruyère garda bonne mémoire. Toutefois il possédait trois domaines en Vendômois : Romeau, la Georgetière et les petites Noues sur les paroisses de Choue et de Souday, près de Mondoubleau. Enfin il avait une terre et seigneurie située à Plailly dans le bailliage de Senlis, qu'on appelait le Fief royal. Avec une telle fortune, il put acheter à son fils Mathias de la Bruyère, avocat du roi en la cour des aides, un office de lieutenant particulier de la prévôté de Paris. Il lui fit faire un assez brillant mariage avec la fille de François Aubert, seigneur d'Aventon, et maire de Poitiers. La jeune femme apportait en dot 14,000 livres, et le jeune homme 12,000 livres avec la terre du bailliage de Senlis. Jehan de la Bruyère était content de donner à son fils le Fief royal. C'étaient donc de gros personnages que MM. de la Bruyère père et fils. En 1576, ils furent de ceux qui fondèrent la sainte Union à Paris, en haine des protestants, et pour empêcher les Bourbons de parvenir au trône. Le père se jeta à corps perdu au milieu des agitations populaires; il fut membre du conseil des Seize et surnommé (2) par les royalistes, en souvenir de sa profession, le sire Safranier de la Ligue. Le fils devint lieutenant civil après la journée des Barricades, et fut en 1589 l'un des 24 élus de la bourgeoisie de Paris, qui prirent place dans l'assemblée générale de

(1) Notice biographique sur la Bruyère, par G. Servois, p. XXIII et p. XXIV; et en note, Bibliothèque nationale, mss. fr. no 11692. Compte du don de 300,000 livres tournois à Charles IX, par la ville de Paris.

(2) Le Maheustre, dialogue entre le Maheustre et le Manant dans la satire Ménippée.

« PreviousContinue »