d'hier est mort, c'est à peine si je saisis le moi d'aujourd'hui, car nous ne vivons pas, nous passons. Celui qui s'appelait Arsène Houssaye au tems du romantisme est tombé en poussière; il a aimé des femmes à qui je n'ai jamais dit un mot, il a écrit des livres que je ne lirai jamais. Si tous les sept ans nous nous renouvelons corps et âme, les métamorphoses d'Ovide ne sont rien en comparaison de nos métamorphoses à nous-mêmes. Voilà pourquoi, quand on a été jeté dans une vie romanesque, on peut parler de soi dans le passé sans être accusé d'égoïsme. Et puis, après tout, il n'y a pas grand mal à frapper les trois coups et à lever le rideau pour se montrer dans son rôle si on a joué un rôle, quel qu'il soit, dans la comédie humaine. Il est bien entendu que ce n'est pas un sentiment d'orgueil qui m'inspire ici. Non plus un sentiment d'humilité, car ce n'est pas pour faire une confession chrétienne que je prends la parole. Toutefois je dirai de moi tout le mal que j'en pense. Je sors du salon de la vie, et j'aime mieux m'exécuter moi-même que d'être exécuté par ceux qui restent. Le sage doit sortir du salon de la vie, comme un homme d'esprit sort d'un salon mondain sans faire de bruit mais il y a des gens qui ne savent pas s'en aller. Gozlan et Morny avaient admirablement peint cette situation dans les Lundis de Madame, une petite comédie jouée au Théâtre-Français en 1854. Les hommes d'esprit, qui ne sont pas des sages, ne veulent pas quitter le monde sans le mot de la fin. SainteBeuve ne sortait jamais d'un salon avant d'avoir tenté une saillie. On savait cela; aussi disait-on, quand il avait trouvé quelque chose Sainte-Beuve va s'en aller. Mais cela l'obligeait quelquefois à sortir plus tard qu'un autre, car l'esprit c'est comme l'argent, on le laisse souvent chez soi. Or, un soir, chez Mme Émile de Girardin, Sainte-Beuve, qui n'y venait que de loin en loin, attendait son mot pour disparaître. Le mot ne venait pas. Il fouillait dans toutes ses poches: pas d'argent comptant! Enfin, il croit tenir son louis d'or; hélas ! ce n'était qu'un sou. C'est égal, il le risque sur le tapis vert de la conversation. Il s'incline et veut s'esquiver. Mais Mme Sophie Gay, qui avait eu de l'esprit sous tous les régimes, ne manqua pas de lui dire : « Monsieur de Sainte-Beuve, vous n'avez pas encore le droit de partir. » Pour moi, j'ai médité de quitter le monde sur ces quatre volumes de Mémoires, mais j'ai bien peur qu'une autre Sophie Gay ne me crie: « Vous n'avez pas encore le droit de partir. » Après tout, je ne serai pas fâché d'attendre encore. chacune des scènes de la comédie parisienne dont j'ai été si longtems le spectateur, j'ai déjà donné, mais à un seul exemplaire, le roman de mon cœur à une étrange créature, gourmande de toutes les curiosités, une insatiable et une affolée sur le chemin de l'absolu. Pourquoi? C'est ce que vous dira cette première histoire. En 186, le duc de Morny donna un bal masqué qui fut la plus belle fête de l'hiver. C'était au palais de la Présidence. Les illustrations et les célébrités de la veille ou du lendemain, la politique, la diplomatie, les arts, le journalisme, ce quatrième pouvoir de l'État, se pavanaient sous le manteau vénitien devant toutes les beautés mondaines et archimondaines, qui jouaient des yeux et des lèvres à travers le masque. C'était au meilleur tems du second empire; pas de points noirs à l'horizon; la quiétude du luxe et de l'argent on vivait pour vivre — au jour le jour. On ne parlait à la Chambre que pour prouver son éloquence. On n'avait peur de rien, on croyait dominer le monde, jamais Paris n'avait été si hautement reconnu pour la capitale universelle. Les journaux ne s'occupaient, dans leur partie officielle, que de la chevelure des duchesses et des chevaux des comédiennes. Tout le monde était au bal de Morny: l'empereur, l'impératrice, madame de Metternich et madame de Galliffet, le lorgnon d'Émile de Girardin et la culotte courte de Darimon, le flot tumultueux des Parisiens et des Parisiennes de la décadence. Les hautes mondaines jetaient plus que jamais les rubans de leurs cheveux par-dessus les moulins les derniers moulins de Montmartre. C'étaient peut-être les dernières duchesses! On s'en donnait donc à cœur joie sous la présidence en domino de Napoléon III, qui s'amusait comme un écolier. Je connaissais depuis longtems le duc de Morny; je l'avais vu pour la première fois dans un salon célèbre, le salon de la comtesse Le Hon, au rond-point des Champs-Élysées, ce salon jaune que j'ai revu une dernière fois à un gai et docte diner chez Nigra. Je me suis retrouvé seul des anciennes figures. H Il y a une jolie aquarelle d'Eugène Lami qui représente ce salon en 1850; le très spirituel peintre y a représenté M. de Morny vu de dos, mais la touche est. si fine qu'on le reconnaît du premier regard à son geste décidé, à sa désinvolture, à sa précision. Il y a des hommes de précision, comme il y a des armes de précision. Ces hommes-là frappent toujours juste jusqu'au jour où la mort, une autre arme de précision, les frappe dans leur œuvre. De tous ceux qui posaient plus ou moins dans cette aquarelle d'Eugène Lami il n'y a plus qu'un seul vivant, c'est moi; je m'y reconnais encore à ma barbe, quoique bien des années me séparent de cette soirée charmante où tout le monde avait de l'esprit même sans le vouloir, parce qu'il y a des salons où l'esprit est de rigueur. Un moraliste a dit que rien n'est plus embarrassant pour un homme d'esprit que la compagnie des sots. Mettez un homme de génie au milieu de vingt imbéciles, il deviendra tout de suite un peu plus bête que les autres; mettez une bête, je ne dis pas un sot, au milieu de vingt hommes d'esprit, cette bête en bonne compagnie deviendra soudainement plus spirituelle que les gens d'esprit, parce qu'elle aura plus d'imprévu dans sa riposte. Tout cela est une affaire de contagion. Il y a des épidémies d'esprit, comme il y a des épidémies de bêtise. L'homme n'est vraiment absurde que devant la femme qu'il va aimer. Quand le duc de Morny donnait son bal masqué, en 186, il avait bien changé de monde. On en était au tems où un mari bien connu disait à sa femme en lui parlant de son amant : « Je t'avais toujours dit que cet homme-là nous tromperait. » Ce qui n'empêchait pas la |