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souveraineté de Lassailly, mais il espérait mourir sous cette figure pour venir bientôt après régénérer le monde sous celle d'un autre Charlemagne. Qu'il vienne donc ! la France attend.

EUGÈNE DE STADLER

armi les camarades qui n'ont laissé qu'une vague physionomie, je ne veux pas oublier le baron Eugène de Stadler, qui devint, de par Persigny, son cousin, inspecteur général des Archives. Il m'appelait toujours le marquis de Trychâteau, parce qu'il avait retrouvé aux Archives des parchemins de ma famille. Il fut des derniers jours de la Bohème. C'était un gai compagnon amoureux de toutes les femmes colossales. On lui eut offert sur un plat d'argent M" Rachel et Me Sarah Bernhardt, il eût passé outre sans un sourire.

Cet amour des femmes grasses allait si loin, qu'il ne dédaignait pas, à la fête de Saint-Cloud, de faire un doigt de cour à toutes les femmes phénoménales: cela ne lui coûtait que deux sous. Je le surpris un jour qu'il donnait deux sous de plus pour entrer dans les coulisses un peu plus, il enlevait la dame.

Il fut amoureux de M" Georges, de Me Flore, de M Suzanne Lagier, de toutes les épanouies.

Il faisait aussi un doigt de cour à la muse. Il a laissé, sous ce titre le Bois de Daphné, une savante et curieuse étude antique, où il mettait en scène un philosophe paresseux qui faisait jouer toutes ses passions par des esclaves.

Quand j'étais directeur de la Comédie-Française, Eugène de Stadler me tourmenta beaucoup pour jouer cette comédie originale, qui n'était pas indigne du théâtre d'Aristophane. Mais le comité la refusa par boules noires. Ma boule blanche, ni celle de Brohan, ne consolèrent Eugène de Stadler. Je lui donnai ses entrées, je lui offris même ses entrées dans les coulisses Il me dit que ce n'était pas la peine, parce que toutes mes comédiennes étaient maigres. Mm Allan venait de suivre au tombeau M Mante. M" Nathalie elle-même lui paraissait une nymphe.

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Je l'ai retrouvé plusieurs fois aux fètes des Tuileries: c'était le seul monde où il allait. J'étais sûr de toujours le rencontrer en perspective d'une femme qui, par « ses charmes », devait faire le désespoir de ceux qui la conduisaient au bal. « Voyez donc, me disait-il, le merveilleux décolletage! »

Eugène de Stadler eût bouleversé toute la grammaire des arts, en donnant à Vénus une ceinture beaucoup plus large.

Je l'ai revu à Versailles une dernière fois, pendant la Commune. La République l'avait cassé aux gages, quoiqu'il fut le meilleur et le plus savant des fonctionnaires. Il n'avait plus de quoi vivre à Paris, et il s'arrangeait une chaumière du côté de Saint-Cyr, si je ne me trompe. Ce Parisien par excellence entrait à mi-pieds dans la vie provinciale.

Comme je paraissais attristé de cette chute dans le troisième dessous, il me dit, avec un sourire résigné : «Que voulez-vous, je vais cultiver mon jardin. »

Et comme je ne lui semblais pas bien convaincu du bonheur d'un Parisien qui va cultiver son jardin après

avoir perdu douze mille francs de rentes par sa destitution, il me montra une femme attardée devant un marchand de curiosités : « Voilà Mme Pomone, » me dit-il.

Cette fois, je ne le plaignais plus; il avait réalisé son rêve: « Mme Pomone » eût mis à l'ombre Suzanne Lagier, avec une figure digne de l'emploi.

Mais cette brave et splendide créature ne fit pas longtems le bonheur de mon ami, car il mourut dans son rêve et dans son jardin à peu près en même tems que Théophile Gautier.

Les historiens lui doivent un petit monument, car il a sauvé cent mille pièces précieuses des archives de France et de Navarre.

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1838. Les belles femmes de Paris.

LIVRE V

LE MONDE ET LES MONDAINES

I

endant quelques années, j'ai aimé les fêtes mondaines. Le soir venu, je jetais la plume au vent. Je dépouillais toute la friperie poussiéreuse de l'historien et du critique, je revêtais l'habit bleu à boutons d'or, ou l'habit noir à revers de soie, pour aller dîner çà et là chez quelques femmes à la mode et pour faire un tour de valse dans les salons renommés. Mes camarades littéraires me prenaient en pitié, disant que je voulais faire. le beau; mais j'avoue de bonne foi que je n'allais dans le monde que pour m'amuser, comme mes amis Beau

voir, Alfred de Musset, le comte Clément de Ris, Janvier de la Mothe. Il n'y a pas d'ailleurs de meilleure école pour le romancier. Il ne lui faut pas être bien malin pour voir au milieu d'une féte se nouer et se dénouer les histoires les plus romanesques.

J'avais aimé les forêts toutes peuplées de grands arbres; je me mis donc à aimer les salons tout peuplés de jeunes femmes. C'étaient là d'autres forêts chantantes : je préférais les parfums rustiques des violettes, des aubépines et des roses sauvages aux senteurs artificielles que répandaient les coquettes surannées; je préférais le foin coupé dans la prairie au New-Mown-Hay que les danseuses secouaient en agitant leur mouchoir; mais je trouvais pourtant bien du charme à respirer les blondes et les brunes chevelures, les bras et les corsages en fête. L'éclectisme, la pire des philosophies pour l'esprit humain, doit être la philosophie en action: il faut tout voir et tout aimer sans trop s'attarder à la haine. Les plaisirs parisiens d'ailleurs ne m'empêchaient pas, dans ma première jeunesse, de reprendre feu pour les paysanneries de Bruyères, qui avaient encore en ce tems-là je ne sais quel caractère biblique. On retrouvait dans les fêtes de village des Ruth, des Jephté et des Noémie. Mais la civilisation (!) a démonétisé les caractères; aujourd'hui toutes les filles des chams ont fait leur voyage à Paris et en sont revenues coiffées de chapeaux à plumes, avec un air de parisianisme. Si le peintre Jules Breton et le poète Mistral trouvent encore des filles de la Bible, c'est que les filles de la Bible passent toutes poétiques dans leur imagination. A cette heure, Greuze ne donnerait plus la même expression à la fillette de la Cruche cassée.

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