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comme a dit d'Aurevilly, toutes brûlantes.

avec des pages rimées

Ce n'était pas tout : Gavarni, qui publiait alors je ne sais quel journal de modes avec la protection de madame d'Abrantes, venait crayonner avec Rogier, quand il n'était pas occupé à faire le beau, lui qui n'était pas beau. Il contrastait singulièrement avec Théo, car si Gavarni ressemblait à une gravure de modes, Théo ressemblait à un Basque venu tout chevelu des forêts et des montagnes, non pas toujours avec le gilet rouge légendaire, mais avec une vareuse écarlate.

Parmi les amis poëtes ou peintres, parmi ceux qui peignaient les panneaux du grand salon ou qui contaient bien, on voyait venir dans l'après-midi Ourliac, un comique qui a fini comme Polyeucte; Auguste de Châtillon, moitié peintre et moitié poëte, comme à ses débuts Théophile Gautier, mais toujours resté à mi-chemin, tandis que l'auteur de la Comédie de la Mort, de peintre effacé, devenait grand poëte; Marilhat, un paysagiste exquis qui avait la nostalgie du soleil et qui initiait Rogier à l'Orient; Célestin Nanteuil, une palette sans crayon, une poésie mal dessinée; Émile Vattier, une contre-épreuve de Watteau, trop vieux de cent ans; Alphonse Esquiros, une contre-épreuve de Saint-Just, cœur d'or, esprit profond, grand citoyen; Gavarni, qui n'était encore qu'un journal de modes; Eugène Delacroix, aussi grand cœur que grand esprit, romantique avec les romantiques, mais classique obstiné dans le silence du cabinet, comme pour faire pénitence de toutes les luxuriances de son pinceau; Préault, qui sculptait des mots comme Chenavard peignait des theories.

l'empereur au passage de la Bérésina. Que diable pouvait-elle bien faire par là? - Triple brute, s'écrial Gérard, tu sais bien que mon père, de par l'état civil, était médecin de l'armée impériale. Je veux bien; mais, enfin, Napoléon et ta mère, en prenant le lit du fleuve, t'ont donné là un singulier berceau. >>

II

Une Ruche

oici comment nous vécûmes ensemble: Camille Ro

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gier, Gérard de Nerval, Théo et moi. Théo loua, rue du Doyenné, au voisinage de Camille Rogier, un petit pied-à-terre pour recevoir ses amis et ses amies, car outre que la barrière des Bonshommes nous semblait au bout du monde, la vie y était trop familiale pour un homme qui a des amitiés bruyantes et qui lâche la bride à ses passions. Ce pied-à-terre n'était pas ruineux: deux cent cinquante francs par an. Théo n'y répandit pas un luxe asiatique, il n'y mit que ce qu'il faut pour dormir et rêver.

Le luxe était en face, dans les célèbres appartemens de Camille Rogier, qui était déjà un artiste reconnu et qui avait convié quelques peintres de ses amis à couvrir de chefs-d'œuvre les panneaux blancs encadrés d'or du

salon. Ce salon est devenu légendaire, puisqu'il fut le rendez-vous de la première bohème littéraire *.

Gérard, qui voulait mener une vie fastueuse, en fils de bonne famille, avait pris un coin de l'appartement de Rogier en promettant d'y apporter des merveilles; c'était un sous-locataire bien facile à vivre, puisqu'il ne couchait jamais chez lui. On ne le voyait çà et là que dans les belles heures de la journée; le soir il courait les théâtres, la nuit il vivait en noctambule et en illuminé dans la fièvre de l'inspiration. Il finissait de guerre lasse par s'endormir où cela se trouvait, tantôt comme le beau Phébus, tantôt comme le poëte Régnier.

Je venais dans la journée passer une heure au milieu de tout ce monde flamboyant, émerveillé de voir dépenser tant d'esprit, argent comptant. Un soir, Camille Rogier nous avait offert le thé dans un adorable jeu japonais; nous babillâmes tant et si bien, descendant des hauteurs de la philosophie jusque dans les abymes de la volupté, que nous oubliâmes l'heure, à ce point, que l'aurore allait émerger à l'orient quand nous pensâmes à nous en aller, Ourliac, Beauvoir et moi, qui n'étions pas de la maison. J'ai bien une chambre d'ami, dit Rogier, mais je n'en ai pas trois. » J'étais le plus paresseux : j'allai me jeter sur le lit de l'hospitalité. Je m'éveillai si tard. dans la journée que Rogier me dit en souriant : « Ce

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Rogier, qui dessinait de très fines illustrations pour les Contes d'Hoffmann, gagnait assez d'argent pour s'acheter des bottes à l'écuyère et des habits de velours nacarat, sur lesquels s'étalait sa magnifique barbe rousse, objet de notre envie. Ayant à faire des dessins pour les Mille et une Nuits, il alla en Orient, où il resta et devint directeur des postes à Beyrouth. »>THEOPHILE GAUTIER.

n'est pas la peine de vous en aller, puisque nous dinons ensemble. » Le soir venu, ce fut la même causerie. Quand Théo créait un paradoxe, il ne s'arrêtait pas à mi-chemin; quand Ourlac improvisait une de ses comédies, il fallait attendre le dénouement; quand Beauvoir éclatait dans ses lazzis, on ne songeait pas à mettre un point.

Le lendemain du second jour, j'envoyai prendre mon lit de camp rue Vivienne pour vivre en si bonne compagnie. C'était d'ailleurs sur la prière renouvelée de Théo et de Gérard comme de Rogier. Naturellement Gérard ne s'inquiéta jamais du terme. Rogier ne voulait pas me faire payer l'hospitalité, mais je me promis de prendre ma revanche par quelques festins aux Frères-Provençaux, les jours de lettres chargées, car ma mère ne m'oubliait

pas.

On n'a jamais vécu d'une amitié plus franche et plus gaie; tous les jours, vraie fête pour le cœur et pour l'esprit. C'était en chantant comme de gais compagnons qu'on se mettait à l'oeuvre, Théo à Mademoiselle de Maupin, Gérard à la Reine de Saba, Ourliac à Suzanne, moi à la Pécheresse. Je ne compte pas les sonnets et les chansons que Rogier mettait en musique sans perdre un coup de crayon, car il dessinait toute la journée ou peignait des aquarelles, illustrant tour à tour Hoffmann et Byron.

Dans le grand salon, il y avait de la place pour tout le monde. L'un écrivait au coin du feu, l'autre rimait dans un hamac; Théo, tout en caressant les chats, calligraphiait d'admirables chapitres, couché sur le ventre; Gérard toujours insaisissable allait et venait avec la vague inquiétude des chercheurs qui ne trouvent pas; Beauvoir apparaissait çà et là, ce Musset brun,

comme a dit d'Aurevilly, toutes brûlantes.

avec des pages rimées

Ce n'était pas tout: Gavarni, qui publiait alors je ne sais quel journal de modes avec la protection de madame d'Abrantes, venait crayonner avec Rogier, quand il n'était pas occupé à faire le beau, lui qui n'était pas beau. Il contrastait singulièrement avec Théo, car si Gavarni ressemblait à une gravure de modes, Théo ressemblait à un Basque venu tout chevelu des forêts et des montagnes, non pas toujours avec le gilet rouge légendaire, mais avec une vareuse écarlate.

Parmi les amis poëtes ou peintres, parmi ceux qui peignaient les panneaux du grand salon ou qui contaient bien, on voyait venir dans l'après-midi Ourliac, un comique qui a fini comme Polyeucte; Auguste de Châtillon, moitié peintre et moitié poëte, comme à ses débuts Théophile Gautier, mais toujours resté à mi-chemin, tandis que l'auteur de la Comédie de la Mort, de peintre effacé, devenait grand poëte; Marilhat, un paysagiste exquis qui avait la nostalgie du soleil et qui initiait Rogier à l'Orient; Célestin Nanteuil, une palette sans crayon, une poésie mal dessinée; Émile Vattier, une contre-épreuve de Watteau, trop vieux de cent ans; Alphonse Esquiros, une contre-épreuve de Saint-Just, cœur d'or, esprit profond, grand citoyen; Gavarni, qui n'était encore qu'un journal de modes ; Eugène Delacroix, aussi grand cœur que grand esprit, romantique avec les romantiques, mais classique obstiné dans le silence du cabinet, comme pour faire pénitence de toutes les luxuriances de son pinceau; Preault, qui sculptait des mots comme Chenavard peignait des theories.

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