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pense que je vous aime et que vous ne vous aimez pas! » Et c'était une pluie de mots, une averse d'esprit. L'éclair jaillissait de ces trois arcs-en-ciel superposés. Rachel demandait une comédie, Brohan une tragédie. Dumas ne demandait rien, mais il les prenait des deux mains comme un grand enfant joueur.

Quand il dînait chez moi, c'était une fête pour tout le monde. Il ne buvait jamais que de l'eau, mais pour lui l'eau se changeait en vin. On ne lui donnait pas quatre ou cinq verres comme aux autres convives; je lui dédiais un beau verre de Bohême que je garde avec religion comme souvenir de ce brave et loyal cœur.

Peu de temps avant sa mort, il me rappelait un dîner où Mile Rachel, Mme de Girardin et Mme Arsène Houssaye le couvrirent de fleurs, tant il avait été éblouissant. Nous étions seize, nous sommes encore trois : Hugo, Augier et moi. C'est la loi des nombres. Et pourtant aucun de ceux qui sont partis n'est mort de vieillesse. Voyez plutôt Eugène Delacroix, Mile Rachel, Pradier, -Théophile Gautier, Dumas,

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Ponsard,
Nestor

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· Mme de Girardin, le comte de Morny,
Alfred de Musset, - Persigny

Roqueplan,

-

Mme Arsène Houssaye, - Émile de Girardin, - Alfred de Vigny.

Les morts vont vite. Le train de la mort est le train express par excellence, quand elle passe dans la république des lettres. Alexandre Dumas n'avait pas peur de la mort; il disait comme cet ancien : « Elle me sera douce, parce que je lui conterai une histoire. »

En a-t-il conté ! Et doit-il en conter encore! Avec quel art et avec quelle verve il passait d'un chapitre à un autre, toujours emporté, toujours entraînant. Comme les

figures de son imagination vivaient de la vraie vie ! Beaucoup lui reprochent de n'être qu'un improvisateur, parce que son style ne sent pas l'odeur de la lampe, ni la poussière des bibliothèques. Laissons dire et mal dire les critiques grimaciers et stériles; admirons ce génie familier qui a créé tout un monde encore debout.

Ses romans sont presque des épopées; le théâtre a vécu et vivra de ses grandes figures plus vraies que l'histoire et plus vraies que la vie, où il y a souvent la marque d'un Shakespeare moderne. Ce n'est pas sa faute s'il n'a pas continué ses études antiques d'une touche lumineuse, créations grandioses, drapées dans le style des maîtres. Le parterre encore enthousiaste des effets romantiques n'a pas voulu accepter cette transformation d'Alexandre Dumas. Pareillement les pédans n'ont pas voulu le saluer historien, quoiqu'il peignît plus juste que la plupart des historiens patentés avec garantie de l'Institut. Son tort, c'est ce qui fait sa gloire, est d'avoir couru toujours par quatre chemins, poëte dramatique et poëte tragique, historien, conteur, romancier de tous les caractères, passant du roman intime au roman d'aventures, au roman historique. On lui a appliqué le vers de Boileau : « Qui ne sut se borner ne sut jamais écrire. » Boileau qui a su se borner a-t-il su écrire? C'est une simple question de tempérament: Alexandre Dumas était né pour tout faire à l'emporte-pièce, avec la marque du génie primesautier*.

Par malheur, il est souvent tombé de l'orgueil dans la vanité; aussi on a pu lui dire « Vous avez le cœur grand et la main franche, maitre; mais vous n'avez pas su vous arrêter à l'orgueil, qui est la dignité de tout ce qui est supérieur; vous avez descendu la colline sur le versant opposé, pour tomber dans la vanite, qui est la punition des superbes.

On demandait à Alexandre Dumas fils à qui il succéderait à l'Académie, il répondit : « A mon père. » Pieuse réponse; voilà le véritable esprit.

Et si vous me demandez pourquoi je parle du père aujourd'hui que tout le monde parle du fils, je vous répondrai que c'est bien un peu pour être agréable au fils.

Il m'écrivait hier: « Ce sera encore avec le 41° fauteuil que je causerai le plus souvent. » Le 41° fauteuil, celui du père.

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VI

Alfred de Musset

I

amartine est parti des hauteurs du Sinaï, Victor Hugo des nuées rayonnantes de l'Hymalaya. Ces deux hommes parlaient comme des dieux, quand se révéla Alfred de Musset, qui se contenta de parler comme un homme. Mais quel homme! Aristophane et Byron! Il railla les dieux et se railla lui-même jusqu'au jour où la passion le frappa au cœur. Ce fut le cri railleur et déchirant, ce furent les sanglots du siècle avant les colères foudroyantes de Victor Hugo.

La Désespérance, cette Muse qui avait conduit Dante aux enfers, reparut plus pâle et plus éplorée; Alfred de Musset la tenait d'une main brûlante, tout en portant

l'autre à son cœur blessé. Le railleur de la veille n'avait

plus la force de rire en regardant jaillir le sang sous les coups de poignard. « Être trahi par l'apothicaire Pagello!» Qui consolera le poëte, si ce n'est la désolation? Aussi se jettera-t-il à corps perdu sur les flammes du supplice. Les douleurs furent telles qu'il ne survécut pas. Je me trompe, on le vit encore errer çà et là, mais ce n'était plus que le fantôme d'Alfred de Musset. Il tenta de revivre dans les gaietés romanesques de son théâtre, mais il ne voyait toujours que le Ci-git de son cœur. On l'emmena un jour à l'Académie en lui disant qu'il ressusciterait dans cette immortalité qu'il appelait une concession temporaire : ce ne fut qu'une ombre de plus à l'Académie.

On reproche à Musset d'avoir trop pleuré; c'est comme si on reprochait à Rabelais d'avoir trop ri; d'ailleurs, c'est un pleureur comme Ovide et non un pleurard comme Colardeau. Ce n'était pas seulement lui-même qu'il pleurait, c'était toute sa génération.qui avait voulu escalader le ciel et qui était retombée mordant la poussière. L'Enfant du siècle aura été le Poëte du siècle. Lamartine a les réverbérations du passé, Victor Hugo celles du passé et de l'avenir; Alfred de Musset est de son tems. C'est le dix-neuvième siècle qui aime, qui maudit, qui pleure et qui se jette désespéré dans l'Espoir en Dieu, sans savoir s'il croit à Dieu.

D'autres lui ont dit ou lui diront que dans ce torrent des douleurs humaines qui précipitent les passions il y a des rives arrachées, des flots qui submergent, des arbres déracinés. Vouliez-vous donc que cela coulât pacifiquement entre deux rives riantes, toutes tapissées de fleurs épanouies? Le poëte, dans son magnifique

désordre, a été sublime sans suivre les lois du Traité du Sublime.

On lui reproche ses rimes de hasard, l'une traînant sa queue avec majesté, l'autre trop court vêtue; c'est bien commode, il est vrai; mais ce sont des rimes voulues. On lui reproche de n'avoir pas toujours habillé sa muse avec le manteau étoilé des splendeurs idéales. On oublie que sa muse, c'était la Vérité qui se passe des robes de pourpre et d'or parce qu'elle est la Vérité. Ç'a été sa force de braver la rhétorique en vers, comme Saint-Simon l'a bravée en prose. Il a renié le sacerdoce pour montrer de plus près les dieux.

On a aussi reproché à Alfred de Musset d'avoir pris les airs de Byron pour se faire une figure: il les a si bien pris que Byron ne semble plus le maître, il semble le frère d'Alfred de Musset.

Et si Alfred de Musset nous touche plus profondément que Byron, c'est qu'il a renié Lovelace devant la passion! Byron n'eût pas dit comme Alfred de Musset :

Le seul bien qui me reste au monde

Est d'avoir quelquefois pleuré!

II

en est qui reviennent des croisades; Alfred de Musset

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se voyait des ancêtres parmi les croisés : « Votre vrai titre de noblesse, lui disait Rachel en souriant, c'est que vous descendez de Jeanne d'Arc. Indirectement, répondait Alfred de Musset, mais elle n'en est pas moins

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