On a dit qu'il fallait un dieu pour chaque peuple. Le poëte a donc un privilège inouï, puisqu'il peut parler à tout le monde. Il n'est pas de peuple qui ne serait saisi par les beautés de la Légende des siècles. Je ne parle pas seulement des régions supérieures de l'intelligence; car Victor Hugo peut dire aussi : « Laissez venir à moi les petits enfans. » C'est que son génie est fait de bonté, comme il est fait de grandeur. C'est qu'un profond amour de l'humanité donne à tout ce qu'il touche un rayon divin. Il aime Dieu dans son œuvre, dans l'homme, dans la femme, dans l'enfant, dans la bête, dans l'arbre, dans la rose, dans la vague, dans le rocher. Il a reconnu la force de l'âme des choses comme la force de l'âme humaine. Ces deux âmes surélèvent et fécondent la Légende des siècles. Ce qui me le fait aimer plus encore, je ne parle pas ici de mon amitié familiale pour l'homme, - c'est la variété de son génie. Il est des poëtes qui ne savent chanter qu'un cantique ou redire une chanson. Victor Hugo a couru toutes les belles et glorieuses aventures. Du premier coup, il a été le maître dans le roman, comme il fut le maître dans le poëme, dans l'ode et dans le drame. Plus d'une de ses pages d'histoire est écrite sur l'airain. Ses Juvenalia sont des eaux-fortes plus terribles et plus lumineuses que celles du poëte latin. Quelle adorable fête pour l'esprit qu'un voyage à travers les œuvres de Victor Hugo, quand on les a lues cent fois! On est sûr de ne pas hanter, dans ces payslà, le demi-monde littéraire. On marche dans une atmosphère sereine, fortifiante, salutaire. Le sculpteur Bouchardon disait : « Quand je viens de lire Homère, les hommes me paraissent grandis d'une coudée. » Il eût dit cela de Victor Hugo. Il se fût promené en levant la tête dans cette admirable Légende des siècles, qui est la grande histoire vue par l'œil de la poésie : l'histoire des mondes disparus, l'histoire des mondes vivans, l'histoire des mondes futurs. Toutes les figures. connues et inconnues y sont évoquées. Qui donc aujourd'hui oserait mettre en scène, dans un acte dramatique, les Sept merveilles du monde? Hugo est grand parce qu'il est multiple: parce qu'il est Horace après avoir été Homère, Ronsard après avoir été Shakespeare. C'est l'épopée indoue, c'est l'épopée antique, c'est l'épopée française ! Ne vous effrayez pas trop de ces grands bruits que font les dieux, coups de tonnerre, tempêtes épiques, embrasemens des astres, rires éclatans, colère des Titans. Jupiter descend quelquefois de l'Olympe pour se reposer d'être un grand Dieu avec les nymphes de Diane. Ainsi Victor Hugo descend de ses hauteurs pour faire un bouquet d'idylles avec ses amis de tous les siècles Orphée, Salomon, Aristophane, Théocrite, Virgile, Dante, Pétrarque, Ronsard, Shakespeare, Voltaire, André Chénier. Là, il se retrouve jeune comme à vingt ans, dans toute sa saveur amoureuse et bocagère; il semble que les femmes légendaires aimées par les poëtes viennent danser avec les chasseresses, secouant des pieds les aromes de l'herbe, effeuillant les roses sauvages, faisant tressaillir les branches. Jamais Théocrite ni Chénier n'ont été plus antiques, peut-être n'ont-ils pas eu ce panthéisme pénétré et débordant la nature ivre d'amour. A sa table hospitalière, il est dans son rôle s'il éclate en saillies, s'il rit des sots, s'il charme les femmes, s'il amuse ses petits-enfans; mais aujourd'hui, il a dépassé les jardins de Saadi; il ne chante plus la Chanson des rues et des bois; il a gravi l'apre montagne au front de neige d'où la parole d'or tombe plus grave et plus retentissante. Plus l'homme de génie se rapproche de Dieu, plus il a charge d'âmes. Voltaire disait en mourant: Tout sera bien. » Tout n'est pas bien encore, mais le monde a marché dans l'idée de Voltaire, ce grand poëte par sa philosophie, ce petit poëte par ses vers. Et Victor Hugo, dans ce monde qui marche, marche en avant. Il débrouille le chaos, il répand la lumière : Lucrèce n'a pas étreint la Nature avec plus de fécond amour. Il n'a pas arraché autant de secrets à la vie universelle. C'est que Victor Hugo étreint l'Humanité comme la Nature. : On a dit que les grands hommes faisaient leur siècle à leur image Victor Hugo a fait le XIXe siècle littéraire. Malherbe, grand poëte une grammaire à la main, était venu pour défaire la langue; Victor Hugo est venu pour la refaire. Ceux qui l'aiment, comme ceux qui l'injurient, vivent de son bien; seulement, lui ne frappe que des écus d'or, tandis que nous ne frappons que sa petite monnaie. Cette belle langue, la reine du beau dire, si largement drapée, nourrie d'idées, éblouissante d'images, fait de Victor Hugo un antique, lui qui est plus moderne que tous les modernes. Tout grand homme a un pied dans le passé et un pied dans l'avenir. Dans la vie intime, Victor Hugo, descendu de l'Olympe, est un gai compagnon qui sème à pleines mains l'idée et l'esprit, courant les mondes connus et inconnus, tour à tour croyant et railleur, amenant Dieu parmi ses convives, mais lui prouvant qu'il aurait pu ne pas se reposer le septième jour. Voilà pourquoi Hugo est convaincu que Dieu a laissé le monde inachevé pour laisser quelque chose à faire aux hommes. Il ne doute pas que les rois, les poëtes, les artistes, tous les grands de ce monde, ne soient destinés par Dieu à être des providences ou des sous-providences. En effet, tout homme de bien a charge. d'âmes. Mais, rassurez-vous, Victor Hugo ne prêche jamais, il laisse cela à ceux qui n'ont rien à dire; il croit, d'ailleurs, qu'avant de sauver l'âme il faut sauver le corps, ce qui explique en lui l'homme politique inexplicable; il est de ceux qui disent : « Rien n'est fait quand il reste quelque chose à faire. » Apôtre du bien, il n'a jamais sacrifié son rôle de poëte, hormis dans son déni des apôtres de Jésus. Il a vécu sa vie à pleine coupe, aimant les femmes et adorant les enfans, fraternel à ses amis, ne perdant jamais ni la journée de son esprit ni la journée de son cœur. Qui donc lui reprocherait son orgueil ? N'est-ce pas beau d'être un grand homme, quand il y a si peu d'hommes? N'est-ce pas glorieux de prendre la couronne d'Homère, de Dante et de Shakespeare? Il y a du merveilleux dans cette belle existence qui remplit tout un siècle. On a le vertige quand on songe à tout ce qu'il a fait! chefs-d'œuvre sur chefs-d'œuvre! Pélion sur Ossa! Mais, descendons des hauteurs: on aime les dieux qui se font hommes, on ne veut pas que les hommes se fassent dieux. Retournons à l'homme dans Hugo: il aime mieux cela. IV n a conté les histoires amoureuses des Olympiens et des Olympiennes. Il y aurait là de fort jolis chapitres pour l'histoire intime du XIXe siècle, mais j'aime mieux donner la parole à Victor Hugo lui-même contant l'histoire de son meilleur ami. Nous sommes au fumoir, les femmes sont au salon. C'est l'histoire de M. Apollo et de Mme Aphrodita. Il avait tout le rayonnement du génie dans la jeunesse. Elle avait tout le charme de la femme qui a mûri pour l'amour. L'heure était venue de cueillir Mme Aphrodita, car son mari qui voyageait en artiste par tous les mondes. l'avait bien un peu oubliée sur l'espalier. Il faut à la pêche trente jours pour qu'elle prenne ces beaux tons de rose et de pourpre, sur un fond vert d'eau; il faut à la femme trente années pour qu'elle parvienne à l'épanouissement de toutes ses splendeurs. A trente ans, il lui arrive de tomber de l'espalier, mais le plus souvent elle y reste jusqu'à quarante ans, peut-être un peu trop mordue par le soleil, mais très savoureuse encore. Mme Aphrodita était dans toute la poësie savante et charmeuse de la trentième année quand M. Apollo la rencontra sur son chemin. Je me trompe, il alla tout exprès dans le salon renommé où elle déployait sa grâce onduleuse et serpentante. Apollo, vers 1845, ne prenait pas trop au sérieux son titre officiel de pair de France; il aimait mieux faire de la |