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qu'à mes sœurs; son principe est que les fils ne doivent pas être dotés, afin qu'ils travaillent à se doter euxmêmes. C'est égal, venez aux Indes, votre violon fera votre fortune, vous chanterez des duos avec Mile Adisson. Si vous n'épousez pas Lucy, vous épouserez une princesse, mais surtout priez pour qu'on ne me mette. pas à la porte, car mon rêve, c'est de me promener en palanquin sur les bords du Gange; d'ailleurs, je suis sûre de trouver là-bas un prince. Oui, comme je trouverai une princesse.» Là-dessus, voilà cette folle qui s'en va dire à Mme Adisson que je veux partir avec elle, que mon père a des millions, que j'épouserai sa fille; si bien que l'ancienne cantatrice tombe dans ce rêve incroyable et me rappelle au pavillon par un petit billet. J'y vais. Elle était seule. Elle me parle du voyage comme s'il se fût agi d'aller de Paris à Versailles; voilà que mon esprit prend la poste avec mon imagination à la diable. « Vous ne pouvez pas rester dans ce moulin. - Vous avez raison. Vous verrez le plus beau pays du monde. - Oui. C'est loin, mais pendant le voyage, vous jouerez du violon. Et vous me chan

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terez du Mozart et du Gluck. »

Sur quoi, elle me prend dans ses bras et elle m'embrasse jusqu'à l'évanouissement, tout en me disant: Je t'aime, je t'aime, je t'aime ! Je chante la même chanson sans la savoir, mais à dix-sept ans on apprend si vite cette chanson-là!

Me voilà dans l'enthousiasme, amoureux de la mère, amoureux de la fille, amoureux de l'institutrice. Je me gardai bien d'en rien dire autour de moi; j'avisai, toutefois, un huissier qui m'avait déjà prêté quelques louis, car il me fallait de l'argent pour cette partie de cam

pagne. Maître Minart, je pars pour les Indes, vous allez me prêter cinq mille francs. Et ma garantie?Si je reviens, je vous donnerai dix mille francs; si je ne reviens pas, mon père paiera mes dettes. » M. Minart me promit cinq mille francs. Il ne me trahit pas, mais il parla de l'histoire à sa femme, laquelle en parla à ma tante Olympe, et ma tante Olympe en parla à ma mère. Le dimanche suivant, allant selon la coutume dîner à La Tour, je rencontrai ma mère qui pleurait. Je voulus l'embrasser. Elle éclata comme une bourrasque. « Et tu t'imagines que je t'ai mis au monde, que je t'ai nourri de mon lait, que je t'ai plus d'une fois arraché à la mort pour que la première aventurière venue te prenne sur mon cœur et t'enlève aux Grandes Indes? Non, non! » Elle sanglotait. Je me jetai dans ses bras. Ma mère, je ne partirai pas. »

Et voilà comment je ne fis pas le voyage aux Indes. Ce qui ne m'empêcha pas de retourner le soir au pavillon, plus amoureux encore, mais ne sachant pas bien de laquelle des trois simple libertinage de cœur.

Les mères ont des pressentimens qui ne les trompent pas. La mienne a bien fait de me retenir dans ses bras, car j'ai appris plus tard que Mme Adisson, dans son voyage à Calcutta, était devenue la maîtresse d'un lieutenant de vaisseau qui épousa Lucy. Et la fille et la mère sont mortes de chagrin. Pris par le charme étrange de la mère et par la jeunesse romanesque de la fille, n'avais-je pas commencé ce roman qui eût voilé mon cœur à jamais si je ne m'étais arrêté au premier chapitre?

Avec mon esprit inquiet et chercheur, la placidité souriante ou revêche de la nature ne pouvait me retenir longtems en pleine campagne. D'ailleurs il faut

une patience super-angélique pour se dévouer à l'agriculture. La Fontaine disait qu'il y a un trésor caché sous terre. Mais que j'ai vu d'héroïques travailleurs se ruiner à la recherche de ce trésor! Où est donc le grand agriculteur qui ait thésorisé avec les richesses des moissons? Le dernier mot du laboureur est celui-ci : « O terre ingrate! » Voilà pourquoi un beau jour j'abandonnai sans retour les chams de blé et les versans de vignes pour courir d'autres hasards.

Cette fois je partis seul pour Paris, non pourtant sans jeter un adieu mélancolique à cette muse des prés et des bois dont je retrouve l'image dans mes souvenirs d'antan.

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ur le chemin de Soissons, je rencontrai une troupe

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de comédiens courant l'aventure, qui me rappela d'assez loin pourtant les bohémiens du roi Silence. C'était un peu moins dépenaillé, mais tout aussi pittoresque. A l'avant-garde, un char-à-bancs traînait les comédiennes les plus flambantes de la troupe, sous la protection de M. Léandre. A l'arrière-garde, un chariot. conduit par M. Sganarelle renfermait les enfans et les décors.

Quelques acteurs et quelques actrices venaient de s'arrêter devant une fontaine, vraie fontaine miracu

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leuse quand il n'y a point de cabaret. Je ne fis pas

de façons pour prier une Colombine, qui buvait dans sa main, de me permettre de boire à la même coupe.

J'ai conté déjà mes premieres aventures sur le chemin de Paris en vers qui ressemblent trop à de la prose pour que je me donne la peine de les traduire ici, d'autant moins que je n'arriverais pas mieux à la concision sije décapitais mes rimes.

Donc, si vous voulez la fin de l'histoire, vous serez forcé de lire mes vers. C'est, d'ailleurs, sur les strophes que l'inimitable Roybet a gravé cette scène à l'eau forte :

L'Étoile mit la main sous le jet de la source,
Elle y trempa la lèvre et but tout en riant.
Je bus dans cette coupe... Hélas! mons La Ressource
Survint plus glorieux qu'un prince d'Orient;
Il prit la même coupe. O ciel! si la Grande Ourse
Avait pu l'engloutir, ce fanfaron bruyant!

Quoiqu'il eût pour aïeux le Soleil et la Lune,
Il daigna me parler : c'était beaucoup d'honneur!
« Que vous êtes heureux! lui dis-je sans rancune.
Voulez-vous une stalle au jeu de mon bonheur?
- Être comédien, quelle bonne fortune!

-Eh bien, soyez heureux.-Oh! grand merci, seigneur !»

La Ressource aussitôt va haranguer sa troupe,
Et d'un air d'empereur me présente gaiement :
« Nous avons tous les deux bu dans la même coupe,
Donc nous sommes amis. » Chacun me fut charmant.
Clitandre, enrubanné, freluquet à la houppe,
Daigna venir à moi pour causer galamment.

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