Page images
PDF
EPUB

éclairé, fenfible, verfé dans l'étude de
l'art, n'a pas befoin qu'on le lui dife
& le grand nombre même des hommes
cultivés eft en état de le fentir. La pro-

duction du talent confifte à donner la

forme; & la création du Génie, à donner l'être le mérite de l'une eft dans

[ocr errors]

l'industrie, le mérite de l'autre est dans l'invention: le talent veut être apprécié par les détails, le Génie nous frappe en maffe. Pour admirer le cinquième livre de l'Enéide, il faut le lire ; pour admirer le fecond & le quatrième, il fuffit de s'en fouvenir, même confufément. L'homme de talent pense & dit les chofes qu'une foule d'hommes auroit penfées & dites; mais il les présente avec plus d'avantage, il les choifit avec plus de goût, il les difpofe avec plus d'art, il les exprime avec plus de fineffe ou de grâce : l'homme de Génie, au contraire, a une façon de voir, de fentir, de penfer, qui lui eft propre. Si c'est un plan qu'il a conçu, l'ordonnance en eft furprenante & ne reffemble à rien de ce qu'on a fait avant lui,

A ij

[ocr errors][ocr errors][ocr errors][ocr errors]

S'il deffine des caractères, leur fingularité frappante, leur étonnante nouveauté, la force avec laquelle il en exprime tous les traits, la rapidité & la hardieffe dont il en trace les contours, l'ensemble & l'accord qui fe rencontrent dans fes conceptions foudaines, font dire qu'il a créé des hommes ; & s'il les groupe, leurs contrastes, leurs rapports, leur action, leur réaction mutuelle, font encore, par leur vérité rare, une forte de création dans les détails, il femble dérober à la nature des fecrets qu'elle n'a révélés qu'à lui; il pénètre plus avant dans notre cœur que nous n'y pénétrions nous-mêmes avant qu'il nous eût éclairés ; il nous fait découvrir, en nous & hors de nous comme de nouveaux phénomènes. S'il veut agir fur la pensée & fubjuguer l'entendement, il donne à fes raifons un poids, une force d'impulfion, à laquelle rien ne réfifte. S'il veut agir fur l'ame, il l'attaque, il l'ébranle, il l'agite en tous fens avec tant de vigueur & de violence, il la tourmente fi impérieusement, foit

du frein foit de l'aiguillon, qu'il vient à bout de la dompter. S'il peint les paffions, il donne à leurs refforts une force qui nous étonne, à leurs mouvemens des retours dont le naturel nous confond: dans le moment où nous croyons leur force & leur véhémence épuifée, fon fouffle y ajoute des degrés de chaleur dont le cœur humain eft furpris d'être fufceptible: c'eft la colère, la vengeance, l'ambition, l'amour, la douleur exaltée à fon plus haut point, mais jamais au delà; tout est vrai dans cette peinture, quoique tout y foit furprenant. S'il décrit les objets fenfibles, il y fait remarquer des traits frappans qui jufqu'à lui nous avoient échappé, des accidens & des rapports fur lefquels nos regards ont gliffé mille fois. Le commun des hommes regarde fans voir; l'homme de Génie voit fi rapidement, que c'est presque fans regarder. S'il creufe le premier dans une mine, il en épuife les grandes veines & il ne laisse que des filons. S'il fe faifit d'un fujet connu, il le pénètre fi profondément

[ocr errors][ocr errors]

que ce champ, que l'on croyoit ufe, devient une terre féconde. Il fait fortir un fleuve de la même fource d'où le talent ne tiroit qu'un ruiffeau. S'il s'enfonce dans les poffibles, il y découvre des combinaifons à la fois fi nouvelles & fi vraifemblables, qu'à la furprise qu'elles caufent, fe mêle en fecret le plaifir de penser qu'on a vu ce qu'il feint, ou du moins qu'on a pu l'imaginer fans peine.

Il y a donc en première claffe le Génie de l'invention, de la compofition en grand: c'est ainfi que chez les anciens l'Iliade, l'Edipe, les deux Iphigénies ; & chez nous, Polyeucte, Héraclius, Britannicus, Mahomet, Sémiramis, le Tartuffe, le Mifanthrope, font des ouvrages de Génie. Il y a de plus, dans les compositions même que le Génie n'a pas inventées, des détails qui ne font qu'à lui : ce font des caractères créés, comme celui de Didon ; des descriptions d'une beauté inouïe, comme celle de l'incendie de Troye des fcènes fublimes dans leur genre, comme la reconnoiffance d'@dipe

[ocr errors]

& de Jocaste dans l'Edipe françois ; la rencontre de l'Avare & de fon fils dans Molière, quand l'un va prêter à ufure & que l'autre vient emprunter. Enfin ce font des traits de lumière & de force qui reffemblent à des infpirations, & qui étonnent l'entendement, pénètrent l'ame, ou fubjuguent la volonté. De ces traits, il y en a fans nombre dans les écrits de tous les poètes & de tous les hommes éloquens; mais dans tout cela le style est pour fort peu de chofe : c'eft la conception qui nous frappe, c'est la pensée qui nous refte, & dont le fouvenir confus est, si je l'ofe dire, un long ébranlement d'admiration. On fe fouvient que dans l'Iliade Priam vient fe jeter aux pieds d'Achille & baiser la main meurtrière, la main encore fumante du fang de fon fils ; on le fouvient que dans le Tartuffe, l'hypocrite accufé fe jette aux pieds d'Orgon & lui impofe encore en s'accufant lui-même ; on se fou; vient de même de tous les grands traits d'é loquence de Démosthène, de Cicéron, de Boffuet: ces peintures, ces mouvemens,

« PreviousContinue »