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seconde face de la vérité par laquelle Joubert s'applique à montrer les défauts comme le reste. Il nous y a préparé de longue main, quand il a dit : Quelque légèreté entre toujours dans les natures excellentes ; et, comme elles ont des ailes pour s'élever, elles en ont aussi pour s'égarer. Je n'éprouve donc plus qu'une médiocre surprise à apprendre que parfois Platon se perd dans le vide. J'ai beau alors voir le jeu de ses ailes et en entendre le bruit, il n'en est pas moins perdu pour moi dans ces explications de ce qui est clair et ces détours qui sont inutiles. Je constate que, parfois aussi, il trouble, comme les enfants, l'eau limpide pour se donner le plaisir de la voir se rasseoir et s'épurer. Bref, j'ai souvent affaire à un escamoteur habile qui substitue l'apparence de la chose à ce qui en est la réalité; qui dérobe l'objet en question; qui le soustrait tantôt au toucher pour ne l'exposer qu'à la vue, tantôt aux yeux pour n'en occuper que l'esprit. A la place d'« escamoteur »>, l'historien anglais Grote mettrait « sophiste », ce qui est tout un ici il se rencontre, en effet, dans les Dialogues de Platon, assez de subtilités et de choses sophistiques. Mais où je ne puis approuver Joubert, c'est lorsqu'il déclare qu'il y a dans le Phédon de belles couleurs, mais fort peu de bonnes raisons. Voilà certes une appréciation bien malheureuse. Si les preuves invoquées dans ce livre en

grandeur », était en effet bien préparé à comprendre, à sentir et à faire passer dans notre langue les agréments de style, le charme souvent naïf et les grâces enjouées et fleuries du grec de Platon.

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faveur de l'immortalité de l'âme ne sont pas bonnes, il faut renoncer à en donner une démonstration rationnelle. Tout au plus pourrait-on en rejeter deux la preuve par la réminiscence et la preuve par la nature de l'être; encore contiennent-elles des éléments de vérité. Cicéron n'a guère fait que les reproduire, et aujourd'hui même on les apporte dans toutes les écoles spiritualistes. Quand donc on se déclare, comme Joubert, enthousiaste de Platon et qu'on s'intitule Platone Platonior, on est tenu, ce semble, à plus d'équité dans ses jugements.

Aristote a aussi de fort belles proportions, mais moindres pourtant que son maître. Joubert n'est pas aussi vivement attiré par le logicien que par le poëte, et, en quelque estime qu'il tienne cet océan de doctrines qui fait que le livre d'Aristote est comme l'encyclopédie de l'antiquité, il ne doute pas que si tous les livres disparaissaient et que les écrits d'Aristote fussent conservés par hasard, l'esprit humain ne souffrirait aucune perte irréparable, excepté celle de Platon. C'est une façon ingénieuse d'assigner des rangs. Mais ces questions de préséance, toujours très-délicates à trancher, le deviennent plus encore quand il s'agit d'hommes comme Aristote et Platon. Il est fort périlleux de décider chez lequel des deux se montrent le plus les titres véritables de l'esprit humain. Je conviens, avec mon auteur, qu'il y a dans Aristote exactitude, facilité, profondeur et clarté, et je consens à ce que saint

Augustin passe pour le Platon de la théologie et que saint Thomas en soit l'Aristote, à la condition toutefois que saint Thomas sera plus Aristote que saint Augustin n'est Platon mais c'est bien peu dire! Et, si Platon a pour lui cette féconde et incomparable théorie des idées, de ces types éternels qu'il nomme si energiquement τὰ ὄντως ὄντα, pourquoi oublierions-nous les immortelles expositions de l'Ethique, de la Métaphysique et de l'Organon; et ces pages magistrales sur la Poétique, la Rhétorique, les Sciences; et ces mille problèmes soulevés par l'esprit curieux d'un homme de génie ?... Après tout, Platon avait emprunté à Pythagore l'idée première de sa théorie; et, s'il a, dans le « Sophiste »>, un texte fameux sur l'Intelligence divine, il n'a point écrit cette sublime définition que je lis dans la Métaphysique : Ἔστιν ἡ Νόησις νοήσεως νόησις ; il n'est pas l'auteur de la Théorie des causes et de la Théodicée ; il ne montre presque pas de méthode scientifique ; il n'a enfin ni la science, ni l'exactitude d'Aristote. Gardons-nous donc d'imiter Joubert et d'élever le maître aux dépens du disciple.

Les Latins eurent peu de philosophes; leur pauvreté en ce genre d'auteurs est aussi proverbiale qu'en fait de tragiques : ils ont ailleurs leurs titres de gloire.

Joubert, qui, pour ne prendre de son sujet que la fleur, a négligé, chez les Grecs, et les écoles des quatodo antérieurs à Socrate, et Pythagore, et Zénon, et Epicure, n'ira pas, cela se devine, disserter de

Sénèque, d'Epictète et de Marc-Aurèle. Il s'arrêtera sur Cicéron, l'homme qui, dans sa patrie, fut le représentant le plus complet de la sagesse, et qui, bien que n'ayant pas une doctrine absolument personnelle, sut du moins toucher à toutes les questions vitales de la philosophie, sans se renfermer exclusivement dans la morale. On sait que les Romains plaçaient bien moins haut, chez Cicéron, le philosophe que l'orateur ou l'écrivain; mais que nous importe leur ingratitude, ou plutôt, leur ignorance et leurs préjugés ?... L'auteur des Offices reste, malgré tout, un philosophe et le plus digne peut-être de tous les héritiers antiques d'Aristote et de Platon. C'est dire où réside son mérite principal. Beau génie, mais indécis et flottant entre les philosophies diverses, il prend son bien où il le trouve, choisit le vrai ou ce qu'il croit tel, rejette l'erreur, s'appuie partout sur le sens commun et reçoit toutes les belles idées qui se prêtent aux ornements de son éloquence. Aussi, quelle vérité dans le costume sous lequel Joubert nous le représente ! Cicéron, dit-il, en se servant d'une métaphore des plus ingénieuses, Cicéron est, dans la philosophie, une espèce de lune: sa doctrine a une lumière fort douce, mais d'emprunt, lumière toute grecque, mais que le Romain a adoucie et affaiblie. Oui, comme les rayons de la lune sont les reflets de ceux du soleil, mais devenus plus doux la comparaison ne manque ni d'originalitė, ni d'exactitude.

Cette paisible lumière est pleine d'un charme indescriptible. Il fait bon à l'école de cet éclectique qui sut emprunter beaucoup au soleil de la philosophie grecque, sans donner dans les exagérations de l'idéalisme; j'applaudis à ses antipathies pour les épicuriens et à la façon dont il les leur fait sentir; je lui sais gré surtout de la définition immortelle qu'il a laissée du devoir. Qui a mieux parlé que lui de l'éternité, de l'universalité, de l'origine divine de la loi morale ? N'est-ce pas lui qui, regardant toute la terre comme une même famille, a introduit dans la langue latine le beau mot de charité, caritas generis humani?

Encore une fois, la lumière de Cicéron est bienfaisante et je ne suis pas surpris qu'elle agrée à Joubert, cet ami par excellence de la clarté.

Mais laissons là les anciens; car il nous reste encore un long chemin à parcourir. Passons, avec notre auteur, et sans autre transition qu'un mot déjà cité sur saint Augustin et saint Thomas, aux philosophes modernes. Les chefs fameux des deux écoles qui se partagèrent, au xvII° siècle, la possession des intelligences, Bacon, Hobles, Locke et l'école empirique; Descartes, Pascal, Nicole, Malebranche, Leibnitz, et l'école rationnelle, vont nous être successivement présentés.

Il n'est pas besoin d'une perspicacité bien grande pour prévoir que Joubert a peu de sympathies pour la première de ces deux écoles. L'Angleterre, en matière philosophique, ne lui plaît aucunement, et,

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