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Aussi, dès qu'il parle, sens-je vibrer cette lyre qu'il a dans le cœur, et écouté-je attentif les mélodies qui commencent; car, je l'avoue sans détour, Joubert est pour moi comme un de ces dieux cachés dont parle la poésie antique, qui font peu d'œuvres, mais qui rendent beaucoup d'oracles.

Ces oracles, il serait trop long de les examiner un à un, sujet par sujet. Du reste, tous ne sont pas d'un égal prix, et, parmi les meilleurs, il faut encore établir un certain ordre propre à les faire valoir.

Il nous a donc paru qu'en étudiant successivement en Joubert le philosophe, le moraliste, l'artiste, l'écrivain et le critique, nous obtiendrions le double avantage d'embrasser l'ensemble de notre matière, et de l'éclairer, à l'aide de rapprochements, jusque dans les moindres détails.

Enfin, pour compléter ces divers points de vue, nous essaierons de dégager l'homme de l'œuvre et d'esquisser sa physionomie avec les traits qu'il nous fournit lui-même : ce chapitre forme, selon nous, le complément nécessaire à l'étude d'un livre, qui est, en réalité, moins un livre que l'histoire d'une âme.

CHAPITRE PREMIER

LE PHILOSOPHE

Le nombre est grand des Pensées de Joubert qui ne se rattachent ni aux arts, ni aux lettres, ni à la critique et qu'on a dû grouper sous la dénomination commune de Philosophie. Toutefois, même parmi celles qui relèvent à quelque titre de cette science, il a fallu réserver, pour en traiter ailleurs plus en détail, les pensées sur la Morale: Joubert, en effet, a été si explicite à cet endroit, qu'on eût craint, en lui refusant une place à part, de rester en deçà de l'importance que le maître semble lui avoir accordée.

Je dois déclarer maintenant que je n'ai point, sans quelque scrupule, écrit à côté du nom de Joubert l'épithète de philosophe. Appliquer ce nom à un auteur, c'est le supposer livré à des recherches profondes qui, dirigées vers un but unique entrevu dès le premier pas dans la carrière et courageusement poursuivi, aboutissent enfin, d'ordinaire, à quelque vaste système; ou bien, c'est faire allusion à quelque découverte féconde, dans le genre de celles qui, au XVIIe siècle, modifièrent, en Angleterre et en France, bon nombre des opinions reçues.

Joubert n'est ni dans l'un ni dans l'autre cas. Il n'a pas même la gloire, dont furent tentés quelques esprits illustres de notre temps, de saisir un à un les systèmes, et, après les avoir examinés les uns et les autres, de les comparer avec la nature et l'esprit humains, pour démêler ce qui se trouve dans chacun d'eux de faux ou de véritable, et composer une sorte d'éclectisme.

Il se livre à la philosophie sans préjugé d'école, il est vrai, ni engagement d'aucune sorte, mais aussi sans en approfondir rien, content qu'il est d'entrevoir, par quelques échappées, les richesses et les agréments du pays. Il la recherche parce qu'elle est pour lui le repos dans la lumière, et qu'une insatiable soif de clarté l'entraîne vers les régions où il y a de l'air et où il fait beau; mais il ne lui vient pas à l'esprit de coordonner ses recherches et d'en composer une théorie quelconque en un mot, il a des vues; il n'a pas un corps de doctrine.

Aussi, n'eût été l'apparente inconvenance du qualificatif, c'est songeur que j'eusse nommé mon personnage. Lui qui adore la rêverie; lui qui aime, comme le papillon, à voleter au hasard et à butiner de fleur en fleur; lui enfin qui laisse volontiers une méditation inachevée pour en entreprendre une seconde, parce qu'aucun vent constant n'a soufflé sur lui, ne serait-il pas ainsi parfaitement désigné ?

Alors, quand il nous assure qu'après avoir

souvent touché du bout des lèvres la coupe où était l'abondance, cette eau l'a toujours fui, on aurait peut-être moins de peine à l'en croire; on demeurerait d'accord avec lui qu'il est propre à semer, mais non pas à bâtir, et personne ne s'aviserait de lui demander un de ces grands systèmes, comme il s'en trouve quelques-uns dans le monde, qui, dérivant d'un principe unique, et enchaînés dans toutes leurs parties, semblent coulés d'un seul jet et sortis tout d'un coup du cerveau d'un homme de génie, à la façon dont la fable nous montre Minerve sortant tout armée du cerveau de Jupiter.

On le tiendrait pour ce qu'il est en réalité, c'està-dire pour une âme éprise du vrai et du beau, mais qui veut y rêver à loisir, dans le calme, sans préoccupation étrangère; une âme qui, à cause de cela et d'accord avec La Fontaine (1), chérit la campagne, parce qu'elle n'a point à s'y séparer de soi; une âme enfin qui n'a pas la moindre prétention d'enrichir l'humanité d'une théorie nouvelle. Pourtant j'ai inscrit le nom de philosophe et il me faut le justifier.

C'est qu'en effet, s'il est difficile de dégager des œuvres de Joubert un corps de doctrines originales, il est plus qu'aisé de reconnaître chez lui une nature philosophique de la meilleure trempe. Il a des philosophes les procédés et l'allure; bien que marchant un peu au hasard et prenant volontiers

(1) Pour mieux vous contempler demeurez au désert! Liv. XII, f. 27.

le premier chemin qui se présente, c'est sur leur fonds à eux qu'il travaille; s'il s'évertue à n'exprimer souvent que des choses inexprimables, on doit néanmoins convenir qu'il pense, qu'il analyse, qu'il raisonne; et, à ces titres divers, il mérite d'avoir place dans le temple des sages.

Au reste, si je ne craignais d'infirmer les observations qui précèdent, je dirais qu'avec des recherches un peu persévérantes il serait encore possible de trouver, dans les Pensées que nous avons sous la main, quelques idées heureuses sur les questions capitales de la philosophie. Ainsi, on arriverait peut-être, en rapprochant ces fragments, à composer une théorie assez complète des facultés de l'âme; on aurait à citer, à propos de logique et de théodicée, plus d'une réflexion de bon aloi; enfin, du chapitre tant vanté des Jugements littéraires on pourrait tirer assez de portraits pour former une intéressante galerie de philosophes. Mais il y faut de l'indulgence, car, encore un coup, ce n'est pas une philosophie construite de toutes pièces que nous offre Joubert, mais des idées éparses, des observations détachées.

Est-il nécessaire, avant d'essayer ce travail, d'avertir que notre auteur, tout en affectant de rendre sa pensée sous cette forme sentencieuse que Vauvenargues nomme « les saillies des philosophes », veillera cependant à lui donner dans l'expression quelque chose d'imagé et de poétique? C'est bien le contraire qui devrait nous surprendre

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