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l'amour pur de M. de Cambrai. Il leur arriva la même chose qu'à M. de Langeais, qui était poursuivi par sa femme au parlement de Paris pour cause d'impuissance, et par une fille au parlement de Rennes pour lui avoir fait un enfant. Il fallait qu'il gagnât l'une des deux affaires : il les perdit toutes deux'. L'amour pur, pour lequel les jésuites s'étaient donné tant de mouvement, fut condamné à Rome; et ils passèrent toujours à Paris pour ne vouloir pas qu'on aimât Dieu. Cette opinion était tellement enracinée dans les esprits, que lorsqu'on s'avisa de vendre dans Paris, il y a quelques années, une taille-douce représentant notre Seigneur Jésus-Christ habillé en jésuite, un plaisant (c'était apparemment le loustig du parti janséniste) mit ces vers au bas de l'estampe:

Admirez l'artifice extrême

De ces pères ingénieux :

Ils vous ont habillé comme eux,

Mon Dieu, de peur qu'on ne vous aime.

A Rome, où l'on n'essuie jamais de pareilles disputes, et où l'on juge celles qui s'élèvent ailleurs, on était fort ennuyé des querelles sur l'amour pur. Le cardinal Carpègne, qui était rapporteur de l'affaire de l'archevêque de Cambrai, était malade, et souffrait beaucoup dans une partie qui n'est pas plus épargnée chez les cardinaux que chez les autres hommes; son chirurgien lui enfonçait de petites tentes de linon, qu'on appelait du cambrai en Italie, comme

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Le procès de Langeais est de 1659: les détails donnés ici par Voltaire sont différents de ceux qu'il donne ailleurs : voyez l'article IMPUISSANCE du Dictionnaire philosophique, tome XXX, page 349. B.

dans beaucoup d'autres pays. Le cardinal criait. C'est pourtant du plus fin cambrai, disait le chirurgien. Quoi ! du cambrai encore là? disait le cardinal: n'était-ce pas assez d'en avoir la tête fatiguée? Heureuses les disputes qui se terminent ainsi! heureux les hommes, si tous les disputeurs de ce monde, si les hérésiarques s'étaient soumis avec autant de modération, avec une douceur aussi magnanime, que le grand archevêque de Cambrai qui n'avait nulle envie d'être hérésiarque! Je ne sais pas s'il avait raison de vouloir qu'on aimât Dieu pour lui-même : mais M. de Fénélon méritait d'être aimé ainsi.

Dans les disputes purement littéraires il y a eu souvent autant d'acharnement, autant d'esprit de parti que dans des querelles plus intéressantes. On renouvellerait, si on pouvait, les factions du cirque qui agitèrent l'empire romain. Deux actrices rivales sont capables de diviser une ville. Les hommes ont tous un secret penchant pour la faction. Si on ne peut cabaler, se poursuivre, se nuire pour des couronnes, des tiares, des mitres, nous nous acharnerons les uns contre les autres pour un danseur, pour un musicien. Rameau a eu un violent parti contre lui, qui aurait voulu l'exterminer, et il n'en savait rien. J'ai eu un parti plus violent contre moi-même, et je le savais bien.

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Vous savez combien il est difficile de représenter dignement nos personnages; mais oser parler devant vous en notre nom même, dépouillés des ornements 2 et de l'illusion qui nous soutiennent, c'est une hardiesse, je ne le sens que trop ici, qui a besoin de toute votre indulgence.

Jamais le public n'a été si éclairé en tout genre; jamais les arts n'eurent besoin de plus d'efforts, et peut-être seraient-ils découragés, si vous aviez une sévérité proportionnée à vos lumières; mais vous apportez ici cette vraie justice qui penche toujours plu

Cette harangue, pour la clôture du théâtre, en 1730, fut prononcée le 24 mars, et, suivant l'usage, par le dernier comédien reçu dans la compagnie. C'était Ch.-Fr.-N. Racot de Grandval, reçu à demi-part le 31 décembre 1729, mort le 25 septembre 1784. Cette pièce, admise dans la Collection des OEuvres de Voltaire, Amsterdam, 1764, tome 1o, deuxième partie, page 698, avait été imprimée, avec le nom de Voltaire, dès 1730, dans le volume intitulé: Lettre à mylord ***, sur Baron et la demoiselle Lecouvreur, etc., par George Wink (l'abbé d'Allainval). Paris, Heuqueville, 1730, in-12. L'édition de 1764 des OEuvres de Voltaire était, jusqu'à ce jour, la seule, à ma connaissance, qui contint cette harangue. B.

2 L'acteur qui débite cette harangue est en habit de ville. (Note de l'éditeur de 1730.)

tôt vers la bonté que vers la rigueur. Plus vous connaissez l'art, plus vous en sentez les difficultés. Le spectateur ordinaire exigerait qu'on lui plût toujours; semblable à l'homme sans expérience qui attend des plaisirs dans toutes les circonstances de la vie. Le juge éclairé daigne se contenter qu'on le satisfasse quelquefois.

Vous démêlez et vous applaudissez une beauté au milieu même des défauts qui vous choquent; telle est surtout votre équité qu'il n'y a point de cabale qui puisse soutenir ce que vous condamnez, ni faire tomber ce que vous approuvez.

Que ne puis-je, messieurs, étudier avec fruit votre goût sage et épuré qui a banni l'enflure de l'art de réciter comme de celui d'écrire! Vous voulez qu'on vous peigne partout la nature, mais la nature noble et embellie par l'art, telle que vous la représentait cet excellent acteur qui vous plaisait encore au bout d'une si longue carrière.

I

Ici, messieurs, je sens que vos regrets redemandent cette actrice inimitable, qui avait presque inventé l'art de parler au cœur, et de mettre du sentiment et de la vérité où l'on ne mettait guère auparavant que de la pompe et de la déclamation.

Mademoiselle Lecouvreur 2, souffrez-nous la con

Baron (Michel Boyron dit), né en 1653, retiré du théâtre en 1691, y remonta en 1720, joua pour la dernière fois le 3 septembre 1729, et mourut le 22 décembre de la même année. B.

2 Adrienne Lecouvreur, née à Fismes en 1690, débuta au Théâtre-Français le 14 mai 1717, par le rôle de Monime, et mourut le 20 mars 1730. Languet, curé de Saint-Sulpice, lui refusa la sépulture ecclésiastique; elle fut enterrée au coin de la rue de Bourgogne, à l'endroit où est la maison qui

solation de la nommer, fesait sentir dans ses personnages toute la délicatesse, toute l'ame, toutes les bienséances que vous desiriez. Elle était digne de parler devant vous, messieurs.

Parmi ceux qui daignent ici m'entendre, plusieurs l'honoraient de leur amitié. Ils savent qu'elle fesait l'ornement de la société comme celui du théâtre; et ceux qui n'ont connu en elle que l'actrice, peuvent bien juger par le degré de perfection où elle était parvenue que non seulement elle avait beaucoup d'esprit, mais encore l'art de rendre l'esprit aimable.

Vous êtes trop justes, messieurs, pour ne pas regarder ce tribut de louanges comme un devoir; j'ose même dire qu'en la regrettant je ne suis que votre interprète.

porte aujourd'hui (1829) le n° 109, dans la rue de Grenelle. Voltaire a fait un petit poëme intitulé: La mort de mademoiselle Lecouvreur (voyez tome XII). Il parle assez souvent de cette actrice : voyez entre autres dans les Mélanges, année 1761, la Conversation de M. l'Intendant des me

nus, etc. B.

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