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Parmi ces dernières pensées, que les éditeurs des OEuvres de Pascal avaient rejetées du recueil, il me paraît qu'il y en a beaucoup qui méritent d'être conservées. En voici quelques unes que ce grand homme eût dû, ce me semble, corriger.

« I. Toutes les fois qu'une proposition est incon«< cevable, il faut en suspendre le jugement, et ne pas « la nier à cette marque; mais en examiner le con<< traire, et si on le trouve manifestement faux, on << peut hardiment affirmer la première, tout incompréhensible qu'elle est 1. »>

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Il me semble qu'il est évident que les deux contraires peuvent être faux. Un boeuf vole au sud avec des ailes, un bœuf vole au nord sans ailes; vingt mille anges ont tué hier vingt mille hommes, vingt mille hommes ont tué hier vingt mille anges; ces propositions sont évidemment fausses.

« II. Quelle vanité que la peinture, qui attire l'ad<< miration par la ressemblance des choses dont on << n'admire pas les originaux ! >>

Ce n'est pas dans la bonté du caractère d'un homme que consiste assurément le mérite de son portrait, c'est dans la ressemblance. On admire César en un sens, et sa statue ou image sur toile en un autre sens. << III. Si les médecins n'avaient des soutanes et des

1 Comment une proposition est-elle inconcevable, tandis que la proposition contradictoire (c'est le sens de Pascal, ou sa pensée n'en a aucun) est manifestement fausse ? ou comment sait-on qu'une proposition est fausse, quand on ne l'entend point? Il est impossible de croire véritablement ce qu'on ne conçoit pas ; mais on peut ignorer les liaisons, les causes d'un fait observé: on peut ne pas entendre parfaitement certaines conséquences d'une vérité prouvée. K.

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mules, si les docteurs n'avaient des bonnets carrés << et des robes amples, ils n'auraient jamais eu la con<< sidération qu'ils ont dans le monde 1. »

Cependant les médecins n'ont cessé d'être ridicules, n'ont acquis une vraie considération que depuis qu'ils ont quitté ces livrées de la pédanterie; les docteurs ne sont reçus dans le monde, parmi les honnêtes gens, que quand ils sont sans bonnet carré et sans arguments: il y a même des pays où la magistrature se fait respecter sans pompe. Il y a des rois chrétiens très bien obéis, qui négligent la cérémonie du sacre et du couronnement. A mesure que les hommes acquièrent plus de lumières, l'appareil devient plus inutile; ce n'est guère que pour le bas peuple qu'il est encore quelquefois nécessaire; ad populum phaleras.

«IV. Selon les lumières naturelles, s'il y a un Dieu, <«< il est infiniment incompréhensible, puisque n'ayant « ni parties, ni bornes, il n'a nul rapport à nous : <«< nous sommes donc incapables de connaître ni ce « qu'il est, ni s'il est. »

par

Il est étrange que Pascal ait cru qu'on pouvait deviner le péché originel par la raison, et qu'il dise qu'on ne peut connaître la raison si Dieu est. C'est apparemment la lecture de cette pensée qui engagea le P. Hardouin à mettre Pascal dans sa liste ridicule des athées 2; Pascal eût manifestement rejeté cette idée,

1 Voltaire est revenu sur cette pensée : voyez le n° LXVI des Dernières remarques, année 1778. B.

2 Le P. Hardouin a intitulé son livre, Athei detecti. Les athées démasqués par Hardouin sont C. Jansénius, Ambroise Victor (c'est-à-dire, André Martin), L. Thomassin, Fr. Malebranche, P. Quesnel, Ant. Arnauld, P. Nicole, R. Descartes, Ant. Legrand, Silvain Régis, et B. Pascal. B.

puisqu'il la combat en d'autres endroits. En effet, nous sommes obligés d'admettre des choses que nous ne concevons pas : J'existe, donc quelque chose existe de toute éternité, est une proposition évidente. Cependant comprenons-nous l'éternité?

<«< V. Croyez-vous qu'il soit impossible que Dieu « soit infini, sans parties? Oui. Je veux donc vous « faire voir une chose infinie et indivisible: c'est un << point se mouvant partout d'une vitesse infinie; car <«< il est en tous lieux et tout entier dans chaque en<< droit. >>

Il y a là

quatre faussetés palpables:

1° Qu'un point mathématique existe seul.

2° Qu'il se meuve à droite et à gauche en même temps.

3° Qu'il se meuve d'une vitesse infinie; car il n'y a vitesse si grande qui ne puisse être augmentée.

4° Qu'il soit tout entier partout.

« VI. Homère fait un roman qu'il donne

pour

tel,

<«< car personne ne doutait que Troie et Agamemnon << n'avaient non plus été que la pomme d'or. »

Jamais aucun écrivain n'a révoqué en doute la guerre de Troie. La fiction de la pomme d'or ne détruit pas la vérité du fond du sujet. L'ampoule apportée par une colombe, et l'oriflamme par un ange, n'empêchent pas que Clovis n'ait en effet régné en France.

« VII. Je n'entreprendrai pas ici de prouver par « des raisons naturelles, ou l'existence de Dieu, ou la <«< trinité, ou l'immortalité de l'ame, parceque je ne « me sentirais pas assez fort pour trouver dans la

<«< nature de quoi convaincre des athées endurcis. » Encore une fois, est-il possible que ce soit Pascal qui ne se sente pas assez fort pour prouver l'existence de Dieu ?

« VIII. Les opinions relâchées plaisent tant aux <<< hommes naturellement, qu'il est étrange qu'elles <«< leur déplaisent. »*

L'expérience ne prouve-t-elle pas au contraire qu'on n'a de crédit sur l'esprit des peuples qu'en leur proposant le difficile, l'impossible même à faire et à croire? Les stoïciens furent respectés parcequ'ils écrasaient la nature humaine. Ne proposez que des choses raisonnables, tout le monde répond, nous en savions autant. Ce n'est pas la peine d'être inspiré pour être commun. Mais commandez des choses dures, impraticables; peignez la Divinité toujours armée de foudres; faites couler le sang devant les autels; vous serez écouté de la multitude, et chacun dira de vous: Il faut bien qu'il ait raison, puisqu'il débite si hardiment des choses si étranges.

'Je ne vous envoie point mes autres remarques sur les Pensées de M. Pascal, qui entraîneraient des discussions trop longues. On a voulu donner pour des lois, des pensées que Pascal avait probablement jetées sur le papier comme des doutes. Il ne fallait pas croire démontré ce qu'il aurait réfuté lui-même.

1 Dans l'édition de 1734, cet alinéa terminait les remarques alors existantes. C'est l'auteur qui, dans l'édition de 1742, l'a transporté après ses remarques alors nouvelles, et à la place où il est aujourd'hui. Pour d'autres Remarques sur les Pensées de Pascal, voyez, ci - après, l'année 1778. B.

FIN DES PREMIÈRES REMARQUES SUR LES PENSÉES DE PASCAL.

IN

OXFO

SOTTISE

DES DEUX PARTS.

1728.

Sottise des deux parts est, comme on sait, la devise de toutes les querelles. Je ne parle pas ici de celles qui ont fait verser le sang. Les anabaptistes qui ravagèrent la Vestphalie, les calvinistes qui allumèrent tant de guerres en France, les factions sanguinaires des Armagnacs et des Bourguignons; le supplice de la pucelle d'Orléans, que la moitié de la France regardait comme une héroïne céleste, et l'autre comme une sorcière; la Sorbonne qui présentait requête pour la faire brûler; l'assassinat du duc d'Orléans justifié par des docteurs; les sujets dispensés du serment de fidélité par un décret de la sacrée faculté; les bourreaux tant de fois employés à soutenir des opinions; les bûchers allumés pour des malheureux à qui on persuadait qu'ils étaient sorciers ou hérétiques tout cela passa la sottise. Ces abominations cependant étaient du bon temps de la bonne foi germanique, de la naïveté gauloise; et j'y renvoie les

Pour classer cet opuscule en 1728, je n'ai d'autre autorité que Duvernet (Vie de Voltaire, chapitre vir des premières éditions, chapitre vi de l'édition de 1797). La plus ancienne édition que j'en ai vue est celle qui fait partie du tome IX, publié en 1750, de l'édition des OEuvres de Voltaire, commencée à Dresde en 1748. Le morceau a été reproduit en 1756, dans la troisième partie des Mélanges. B.

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