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FRAGMENT

D'UN MÉMOIRE ENVOYÉ A DIVERS JOURNAUX'.

1738.

On vient de m'avertir qu'on fait une application aussi mal fondée qu'injurieuse de ces mots par lesquels j'avais commencé ces Essais sur les éléments de Newton: Ce n'est point ici une marquise ni une philosophe imaginaire. Je suis si éloigné d'avoir eu en vue l'auteur de la Pluralité des mondes', que je déclare ici publiquement que je regarde son livre comme un des meilleurs qu'on ait jamais faits, et l'auteur comme un des hommes les plus estimables qui aient jamais été. Je ne suis pas accoutumé à trahir mes sen

1 Dans une lettre à Moussinot, du 9 mai 1738, on voit que Voltaire avait envoyé à divers journaux un Mémoire, qu'il m'a été impossible de trouver. Le fragment que je donne ici a été imprimé dans le Journal des savants, de juin 1738. Il se pourrait que ce fût la fin du mémoire imprimé dans le même journal, en octobre, et qu'on trouvera ci-après. B.

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2 Ceci est en contradiction avec ce que madame Du Châtelet écrivait à Maupertuis, le 9 mai 1738 : « Il y a un trait dans le commencement sur les marquises imaginaires, qui ne plaira pas à M. de Fontenelle, ni à M. Algarotti; il (Voltaire) l'avait ôté dans l'édition de France; je ne sais comment « il s'est glissé dans celle de Hollande: je crois qu'il ne vous déplaira pas; «< car je sais que vous n'aimez pas les affiquets dont ces messieurs surchargent «< la vérité. » On sait que la prétendue marquise de G..., chez laquelle ont lieu les Entretiens sur la pluralité des mondes, était madame de La Mésangère, de Rouen. Le parc décrit par Fontenelle était celui de cette dame qui était brune; mais comme elle ne voulait pas qu'on la reconnût, Fontenelle fit sa marquise blonde. B.

timents. D'ailleurs, je ne crois pas qu'il soit possible de penser autrement.

2

Lorsque j'eus l'honneur d'entendre à Cirey les dialogues italiens de M. Algarotti', dans lesquels les principaux fondements de la philosophie de Newton me paraissent établis avec beaucoup d'esprit, et ceux de Descartes ruinés avec beaucoup de force, je m'engageai de mon côté à combattre en français pour la même cause, quoique avec des armes extrêmement inégales. Je suppliai la personne respectable 2 chez qui nous étions de souffrir que je misse son nom à la tête d'une philosophie qu'elle entend si bien; et M. Algarotti nous dit que pour lui, puisque son ouvrage était un dialogue avec une marquise supposée et dans le goût de la Pluralité des mondes, il le dédierait à M. de Fontenelle. Je dis à M. Algarotti que j'étais très fâché de voir une marquise en l'air dans son ouvrage, et qu'il ne fallait pas mettre un être imaginaire à la tête de vérités solides. Voilà ce qui donna lieu à ce commencement de mes Éléments, comme la dame illustre à qui ils sont dédiés et M. Algarotti peuvent en rendre témoignage.

1 Le Newtonianisme pour les dames. B.

2 Madame la marquise Du Châtelet. B.

VOLTAIRE.

FIN DU FRAGMENT D'UN MÉMOIRE.

ESSAI

SUR LA NATURE DU FEU

ET SUR SA PROPAGATION.

1738.

Ignis ubique latet, naturam amplectitur omnem,
Cuncta parit, renovat, dividit, unit, alit 1.

INTRODUCTION.

Les hommes ont dû être long-temps sans avoir l'idée du feu, et ils ne l'auraient jamais eue, si des forêts embrasées par la foudre, ou l'éruption des volcans, ou le choc et le mouvement violent de quelques corps, n'eussent enfin produit pour eux, en apparence, ce nouvel être. Le soleil, tel qu'il nous luit, ne donne aux hommes que la sensation de la lumière et de la chaleur; et sans l'invention des miroirs ardents, personne

1 Ces vers sont de Voltaire. Voyez sa lettre à D'Alembert, du 1er juillet 1766. Cet Essai a été imprimé pour la première fois dans le tome IV des Prix de l'académie des sciences, daté de 1739. Voltaire et madame Du Chatelet avaient chacun envoyé un ouvrage au concours pour 1738 (voyez, dans le tome XXXVII, année 1739, le Mémoire sur un ouvrage de physique). Le prix fut partagé entre Léonard Euler, le jésuite Lozeran de Fiesc, et le comte de Créqui-Canaple. Les éditions de Kehl sont les premières des OEuvres de Voltaire qui contiennent cet Essai. B.

n'aurait pu ni dû assurer que les

rayons

du soleil sont

un feu véritable qui divise, qui brûle, qui détruit, comme notre feu que nous allumons.

Nous ne connaissons guère plus la nature intime du feu que les premiers hommes n'ont dû connaître son existence.

Nous avons des expériences qui, quoique très fines pour nous, sont encore très grossières par rapport aux premiers principes des choses: ces expériences nous ont conduits à quelques vérités, à des vraisemblances, et surtout à des doutes en grand nombre; car le doute doit être souvent en physique ce que la démonstration est en géométrie, la conclusion d'un bon argument.

Voyons donc sur la nature du feu et sur sa propagation le peu que nous connaissons de certain, sans oser donner pour vrai ce qui n'est que douteux, ou tout au plus vraisemblable.

PREMIÈRE PARTIE.

DE LA NATURE DU FEU.

ARTICLE I.

Ce que c'est que la substance du feu, et à quoi on peut la connaître.

Ou le feu est un mixte produit par le mouvement et l'arrangement des autres corps, et en ce cas, ce qui n'est pas le feu le devient, et ce qui l'est devenu

se change ensuite en une autre substance, par une vicissitude continuelle.

Ou bien c'est une substance simple, existant indépendamment des autres êtres, laquelle n'attend que du mouvement et de l'arrangement pour se manifester; et c'est ce que l'on appelle élément; en ce cas, le feu est toujours feu, il ne change aucune substance en la sienne propre, et n'est transformé en aucune des substances auxquelles il se mêle.

Descartes, dans les Principes de sa Philosophie (IV partie, article 89), paraît croire que le feu n'est que le résultat du mouvement et de l'arrangement; que toute matière, réduite en matière subtile par le frottement, peut devenir ce corps de feu, et que cette matière subtile, qu'il appelle son premier élément, est le feu même.

Le même Descartes, dans tout son Traité de la Lumière, dans sa Dioptrique, dans ses Lettres, assure que la lumière, qu'il appelle son second élément, est un composé de petites boules qui ont une tendance au tournoiement.

Mais comme il est constant, par l'expérience des verres brûlants, que le feu et la lumière sont le même être, et ne diffèrent que du plus au moins, il paraît que cette substance ne peut à-la-fois être cette matière subtile et cette matière globuleuse, ce premier et ce second élément de Descartes.

Ni le temps, ni le sujet qu'on traite ici, ne permettent d'examiner ces éléments de Descartes, et la foule des arguments qu'on leur oppose.

On discutera seulement, sans se charger d'aucun

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