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et de Pierre-le-Grand, excepté le bien que le dernier a pu faire aux hommes. Je n'ai aucun sujet de les flatter ni d'en médire. Je les traiterai comme Louis XIV', avec le respect qu'on doit aux têtes couronnées qui viennent de mourir, et avec le respect qu'on doit à la vérité, qui ne mourra jamais.

SUR LA COMÉdie.

Venons aux belles-lettres, qui feront un des principaux articles de votre journal. Vous comptez parler beaucoup des pièces de théâtre. Ce projet est d'autant plus raisonnable, que le théâtre est plus épuré parmi nous, et qu'il est devenu une école de mœurs. Vous vous garderez bien sans doute de suivre l'exemple de quelques écrivains périodiques, qui cherchent à rabaisser tous leurs contemporains, et à décourager les arts, dont un bon journaliste doit être le soutien. Il est juste de donner la préférence à Molière sur les comiques de tous les temps et de tous les pays; mais ne donnez point d'exclusion. Imitez les sages Italiens, qui placent Raphael au premier rang, mais qui admirent les Paul Véronèse, les Carrache, les Corrège, les Dominiquin, etc. Molière est le premier; mais il serait injuste et ridicule de ne pas mettre le Joueur à côté de ses meilleures pièces. Refuser son estime aux Ménechmes, ne pas s'amuser beaucoup au Légataire universel, serait d'un homme sans justice et sans goût; et qui ne se plaît pas à Regnard n'est pas digne d'admirer Molière.

Ces trois mots, comme Louis quatorze, ne sont pas dans le Mercure. B.

Osez avouer avec courage que beaucoup de nos petites pièces, comme le Grondeur, le Galant Jardinier, la Pupille3, le Double Veuvage4, l'Esprit de contradiction, la Coquette de village, le Florentin", etc., sont au-dessus de la plupart des petites pièces de Molière; je dis au-dessus pour la finesse des caractères, pour l'esprit dont la plupart sont assaisonnées, et même pour la bonne plaisanterie.

Je ne prétends point ici entrer dans le détail de tant de pièces nouvelles, ni déplaire à beaucoup de monde par des louanges données à peu d'écrivains, qui peut-être n'en seraient pas satisfaits; mais je dirai hardiment: Quand on donnera des ouvrages pleins de mœurs, et où l'on trouve de l'intérêt, comme le Préjugé à la mode; quand les Français seront assez heureux pour qu'on leur donne une pièce telle que le Glorieux, gardez-vous bien de vouloir rabaisser leur succès, sous prétexte que ce ne sont pas des comédies dans le goût de Molière; évitez ce malheureux entêtement, qui ne prend sa source que dans l'envie; ne cherchez point à proscrire les scènes attendrissantes qui se trouvent dans ces ouvrages: car, lorsqu'une comédie, outre le mérite qui lui est propre, a encore celui d'intéresser, il faut être de bien mauvaise humeur pour se fâcher qu'on donne au public un plaisir de plus.

J'ose dire que si les pièces excellentes de Molière étaient un peu plus intéressantes, on verrait plus de monde à leurs représentations; le Misanthrope serait

Par Brueys et Palaprat. B.- 2 Par Dancourt. B. 3 Par Fagan. B.— 4 5 6 Par Du Fresny. B. 7 Par La Fontaine. B.

aussi suivi qu'il est estimé. Il ne faut pas que la comédie dégénère en tragédie bourgeoise: l'art d'étendre ses limites, sans les confondre avec celles de la tragédie, est un grand art, qu'il serait beau d'encourager et honteux de vouloir détruire. C'en est un que de savoir bien rendre compte d'une pièce de théâtre. J'ai toujours reconnu l'esprit des jeunes gens au détail qu'ils fesaient d'une pièce nouvelle qu'ils venaient d'entendre; et j'ai remarqué que tous ceux qui s'en acquittaient le mieux ont été ceux qui depuis ont acquis le plus de réputation dans leurs emplois : tant il est vrai qu'au fond l'esprit des affaires et le véritable esprit des belles-lettres est le même!

Exposer en termes clairs et élégants un sujet qui quelquefois est embrouillé, et, sans s'attacher à la division des actes, éclaircir l'intrigue et le dénoûment, les raconter comme une histoire intéressante, peindre d'un trait les caractères, dire ensuite ce qui a paru plus ou moins vraisemblable, bien ou mal préparé, retenir les vers les plus heureux, bien saisir le mérite ou le vice général du style; c'est ce que j'ai vu faire quelquefois, mais ce qui est fort rare chez les gens de lettres même qui s'en font une étude: car il est plus facile à certains esprits de suivre leurs propres idées, que de rendre compte de celles des

autres.

DE LA TRAGÉdie.

Je dirai à peu près de la tragédie ce que j'ai dit de la comédie. Vous savez quel honneur ce bel art a fait à la France; art d'autant plus difficile, et d'autant plus au-dessus de la comédie, qu'il faut être

MÉLANGES. I.

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vraiment poëte pour faire une belle tragédie, au lieu que la comédie demande seulement quelque talent pour les vers.

Vous, monsieur, qui entendez si bien Sophocle et Euripide, ne cherchez point une vaine récompense du travail qu'il vous en a coûté pour les entendre, dans le malheureux plaisir de les préférer, contre votre sentiment, à nos grands auteurs français. Souvenez-vous que, quand je vous ai défié de me montrer, dans les tragiques de l'antiquité, des morceaux comparables à certains traits des pièces de Pierre Corneille, je dis de ses moins bonnes, vous avouâtes que c'était une chose impossible. Ces traits dont je parle étaient, par exemple, ces vers de la tragédie de Nicomède. Je veux, dit Prusias",

J'y veux mettre d'accord l'amour et la nature,
Être père et mari dans cette conjoncture.

NICOMEDE.

Seigneur, voulez-vous bien vous en fier à moi?
Ne soyez l'un ni l'autre.

PRUSIAS.

Eh! que dois-je être?

NICOMÈDE.

Reprenez hautement ce noble caractère.

Un véritable roi n'est ni mari ni père :

Il regarde son trône, et rien de plus. Régnez.

Roi.

Rome vous craindra plus que vous ne la craignez.

Vous n'inférerez point que les dernières pièces de ce père du théâtre soient bonnes, parcequ'il s'y trouve de si beaux éclairs: avouez leur extrême faiblesse avec tout le public.

a Nicomède, tragédie, acte IV, scène 3.

Agésilas et Suréna ne peuvent rien diminuer de l'honneur que Cinna et Polyeucte font à la France. M. de Fontenelle, neveu du grand Corneille, dit, dans la Vie de son oncle, que, si le proverbe Cela est beau comme le Cid passa trop tôt, il faut s'en prendre aux auteurs qui avaient intérêt à l'abolir. Non, les auteurs ne pouvaient pas plus causer la chute du proverbe que celle du Cid: c'est Corneille lui-même qui le détruisit; c'est à Cinna qu'il faut s'en prendre. Ne dites point avec l'abbé de Saint-Pierre que dans cinquante ans on ne jouera plus les pièces de Racine. Je plains nos enfants s'ils ne goûtent pas ces chefsd'œuvre d'élégance. Comment leur cœur sera - t - il donc fait, si Racine ne les intéresse pas ?

Il y a apparence que les bons auteurs du siècle de Louis XIV dureront autant que la langue française; mais ne découragez pas leurs successeurs en assurant que la carrière est remplie, et qu'il n'y a plus de place. Corneille n'est pas assez intéressant; souvent Racine n'est pas assez tragique. L'auteur de Venceslas, celui de Rhadamiste et d'Électre, avec leurs grands défauts, ont des beautés particulières qui manquent à ces deux grands hommes; et il est à présumer que ces trois pièces resteront toujours sur le théâtre français, puisqu'elles s'y sont soutenues avec des acteurs différents; car c'est la vraie épreuve d'une tragédie. Que dirai-je de Manlius, pièce digne de Corneille, et du beau rôle d'Ariane, et du grand intérêt qui règne dans Amasis? Je ne vous parlerai point des pièces tragiques faites depuis vingt ánnées comme j'en ai composé quelques unes, il ne m'appartient pas d'oser

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