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UTILE EXAMEN

DES TROIS DERNIÈRES ÉPITRES

DU SIEUR ROUSSEAU.

17361.

Les esprits sages, dans le siècle où nous vivons, font peu d'attention aux petits ouvrages de poésie. L'étude sérieuse des mathématiques et de l'histoire, dont on s'occupe plus que jamais, laisse peu de temps pour examiner si une ode nouvelle ou une petite épître sont bonnes ou mauvaises. Il n'y a guère que les grands ouvrages tels qu'un poëme épique, comme la Henriade, et des tragédies telles que Rhadamiste et Alzire, qu'on veut examiner avec soin. Cependant rien n'est à mépriser dans les belles-lettres, et le goût peut s'exercer à proportion sur les plus petits ouvrages comme sur les plus grands.

1 C'est de cet Examen, alors anonyme, que Voltaire parle dans sa lettre à Thieriot, du 6 août 1736. C'était cette année qu'avaient paru les Épitres nouvelles du sieur Rousseau, Paris, Rollin, in-12 de quarante-six pages, contenant en effet trois épitres : 1o Au P. Brumoy; 2o A Thalie; 3o A M. Rollin. Dans l'Épitre au P. Brumoy, qui est toute contre Voltaire, Rousseau parle (vers 94) de

Le brûler vif dans ses propres ouvrages.

On verra ci-après, dans les Conseils à un journaliste, d'autres remarques sur l'Épitre à Thalie, B.

Voici deux règles, regardées comme infaillibles par de très bons esprits, pour juger du mérite de ces petites pièces de poésie. Premièrement, il faut examiner si ce qu'on y dit est vrai, et d'une vérité assez importante et assez neuve pour mériter d'être dit. Secondement, si ce vrai est énoncé d'un style élégant et convenable au sujet.

Les nouvelles épîtres de Rousseau qu'on débite depuis peu ne paraissent rien contenir qui mérite l'attention du public; ce n'est pas la peine de faire mille vers pour dire qu'il y a de mauvaises pièces de théâtre, et des ouvrages que l'on voudrait rabaisser ; c'est seulement dire en mille vers: Je suis mécontent et jaloux. Or en cela il n'y a rien de neuf ni d'important; c'est une vérité très reconnue et très peu intéressante qu'un auteur est jaloux d'un autre auteur. On a toujours reproché à Rousseau d'avoir peu de génie inventif, et de ne mettre en vers que les pensées des autres. Ce reproche semble assez bien fondé; car si vous examinez la neuvième satire de Despréaux, adressée à son esprit, dans laquelle il dépeint si naïvement les inconvénients de la poésie satirique, vous verrez que les épîtres aux Muses et à Marot, composées par Rousseau, n'en sont que des copies. Lisez la satire de Despréaux à Valincour, vous y verrez comment le faux honneur est venu sur la terre prendre les traits et le nom de l'honneur véritable: cette idée est répétée dans la plupart de ces pièces que Rousseau appelle ses Allégories.

Un auteur fait excuser en lui ce peu de fécondité quand il ajoute au moins quelque chose à ce qu'il em

prunte; mais quand Rousseau mêle de son fonds à

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Y a-t-il, par exemple, rien de plus faux que de dire:

Et cherchez bien de Paris jusqu'à Rome,

Onc ne verrez sot qui soit honnéte homme ?

Je ne relève point cette façon de parler, de Paris jusqu'à Rome; je ne relève que l'erreur grossière et dangereuse qui règne dans ces vers et dans tout le reste de l'ouvrage. Qui ne sait, par une triste expérience, que beaucoup de gens d'esprit ont été de très méchants hommes, et qu'un honnête homme est souvent un esprit fort borné?

L'erreur en prose est un monstre, et en vers un monstre ridicule. Les ornements recherchés de la rime ne rendent pas vrai ce qui est faux, mais le rendent impertinent.

Ce n'est pas assez que le vrai soit la base des ouvrages, il faut que la matière soit importante, il faut dire des choses intéressantes et neuves. Quel misérable emploi de passer sa vie à dire du mal de trois ou quatre auteurs, à parler de tragédies, de comédies, à se déchaîner contre ses rivaux! Quel bien peut-on faire aux hommes en choisissant de tels sujets? à qui plairat-on ? quelle gloire peut-on acquérir? Quelques personnes lisent ces petites satires; elles disent, après les avoir lues, qu'il vaudrait beaucoup mieux instruire en fesant une bonne tragédie et une bonne comédie, qu'en parlant mal de ceux qui en font: mais cette manière d'instruire serait plus difficile.

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Il faudrait au moins sauver la petitesse de ces sujets par l'élégance du style : c'est la seule ressource quand le génie est médiocre. Mais le style des dernières épîtres de Rousseau est, ce me semble, beaucoup plus répréhensible encore que les sujets mêmes; et c'est sur quoi on peut faire ici quelques réflexions utiles.

Le style doit être propre au sujet. Le grand mérite des bons auteurs du siècle de Louis XIV est d'avoir tout traité convenablement. Despréaux, en traitant des sujets simples, ne tombe point dans le bas; il est familier, mais toujours élégant. Les termes de sa langue lui suffisent; il ne va point chercher dans la langue qu'on parlait du temps de François Io de quoi exprimer sa pensée, ni un terme usité par la populace, pour tâcher d'être plus comique. Lisez ce qu'il dit à M. Racine dans cette belle épître qu'il lui adresse :

Cependant laisse ici gronder quelques censeurs
Qu'aigrissent de tes vers les charmantes douceurs.

Vous ne verrez dans cette simplicité que les termes les plus nobles.

C'est une justice encore que l'on rend à l'auteur de la Henriade de n'avoir mis dans ce poëme rien de bas ni d'ampoulé. Dans la description la plus pompeuse il est simple:

Alors on n'entend plus ces foudres de la guerre,
Dont les bouches de bronze épouvantaient la terre:
Un farouche silence, enfant de la fureur,

A ces bruyants éclats succède avec horreur.
D'un bras déterminé, d'un œil brûlant de rage,
Parmi ses ennemis chacun s'ouvre un passage.

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On saisit, on reprend, par un contraire effort,
Ce rempart teint de sang, théâtre de la mort.
Dans ses fatales mains la Victoire incertaine
Tient encor près des lis l'étendard de Lorraine.
Les assiégeants surpris sont partout renversés,
Cent fois victorieux, et cent fois terrassés ;
Pareils à l'Océan poussé par les orages,

Qui couvre à chaque instant et qui fuit ses rivages 1.

On voit que l'imagination est là dans les choses mêmes, et non dans une expression recherchée.

Qu'on jette les yeux sur les images les plus communes; par exemple, quand l'auteur dit que Paris n'était pas si grand alors qu'aujourd'hui :

Paris n'était point tel en ces temps orageux
Qu'il paraît en nos jours aux Français trop heureux.
Cent forts, qu'avaient bâtis la fureur et la crainte,
Dans un moins vaste espace enfermaient son enceinte.
Ces faubourgs aujourd'hui si pompeux et si grands,
Que la main de la paix tient ouverts en tout temps,
D'une immense cité superbes avenues,

Où nos palais dorés se perdent dans les nues,

Étaient de longs hameaux de remparts entourés, etc. 2.

Toute cette image est ennoblie sans le secours d'aucun mot inusité; et c'est là une preuve bien convaincante que la langue française suffit à tout.

Quand le même auteur veut exprimer que Gabrielle d'Estrées était jeune, et qu'elle n'avait point eu d'amant, il dit:

Elle entrait dans cet àge, hélas! trop redoutable,
Qui rend des passions le joug inévitable.

Son cœur né pour aimer, mais fier et généreux,
D'aucun amant encor n'avait reçu les vœux :
Semblable en son printemps à la rose nouvelle,

Henriade, VI, 147-160. B. .-— 2 Ibid., VI, 173-181. B.

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