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que cet homme voie s'il a une armée de cent mille soldats bien affectionnés à son service; encore risquera-t-il beaucoup en se déclarant ainsi l'ennemi du genre humain. Mais si cet homme n'est qu'un simple particulier, pour peu qu'il ait de raison il verra qu'il a choisi un très mauvais parti, et qu'il sera puni infailliblement, soit par les châtiments si sagement inventés par les hommes contre les ennemis de la société, soit par la seule crainte du châtiment, laquelle est un supplice assez cruel par elle-même. Il verra que la vie de ceux qui bravent les lois est d'ordinaire la plus misérable. Il est moralement impossible qu'un méchant homme ne soit pas reconnu; et dès qu'il est seulement soupçonné, il doit s'apercevoir qu'il est l'objet du mépris et de l'horreur. Or, Dieu nous a sagement doués d'un orgueil qui ne peut jamais souffrir que les autres hommes nous haïssent et nous méprisent; être méprisé de ceux avec qui l'on vit est une chose que personne n'a jamais pu et ne pourra jamais supporter. C'est peut-être le plus grand frein que la nature ait mis aux injustices des hommes; c'est par cette crainte mutuelle que Dieu a jugé à propos de les lier. Ainsi tout homme raisonnable conclura qu'il est visiblement de son intérêt d'être honnête homme. La connaissance qu'il aura du cœur humain, et la persuasion où il sera qu'il n'y a en soi ni vertu ni vice, ne l'empêchera jamais d'être bon citoyen, et de remplir tous les devoirs de la vie. Aussi remarque-t-on que les philosophes (qu'on baptise du nom d'incrédules et de libertins) ont été dans tous les temps les plus honnêtes gens du monde. Sans faire

ici une liste de tous les grands hommes de l'antiquité, on sait que La Mothe Le Vayer, précepteur du frère de Louis XIII, Bayle, Locke, Spinosa, milord Shaftesbury, Collins, etc., étaient des hommes d'une vertu rigide; et ce n'est pas seulement la crainte du mépris des hommes qui a fait leurs vertus, c'était le goût de la vertu même. Un esprit droit est honnête homme par la même raison que celui qui n'a point le goût dépravé préfère d'excellent vin de Nuits à du vin de Brie, et des perdrix du Mans à de la chair de cheval. Une saine éducation perpétue ces sentiments chez tous les hommes, et de là est venu ce sentiment universel qu'on appelle honneur, dont les plus corrompus ne peuvent se défaire, et qui est le pivot de la société. Ceux qui auraient besoin du secours de la religion pour être honnêtes gens seraient bien à plaindre; et il faudrait que ce fussent des monstres de la société, s'ils ne trouvaient pas en eux-mêmes les sentiments nécessaires à cette société, et s'ils étaient obligés d'emprunter d'ailleurs ce qui doit se trouver dans

notre nature.

FIN DU TRAITE DE MÉTAPHYSIQUE,

FRAGMENT

D'UNE LETTRE SUR DIDON, TRAGÉDIE.

17341.

Plusieurs personnes ayant à l'envi rendu M. Le Franc de Pompignan célèbre, et tout Paris parlant de lui, j'ai voulu le lire ; j'ai trouvé sa Didon: je n'ai pu encore aller au-delà de la première scène; mais j'espère poursuivre avec le temps. Cette première scène m'a paru un chef-d'œuvre. Iarbe déclare d'abord,

Que ses ambassadeurs irrités et confus

Trop souvent de la reine ont subi les refus....
Qu'il contient cependant la fureur qui l'anime;
Que déguisant encor son dépit légitime,
Pour la dernière fois en proie à ses hauteurs,
Il vient sous le faux nom de ses ambassadeurs,
Au milieu de la cour d'une reine étrangère,
D'un refus obstiné pénétrer le mystère;
Que sait-il? n'écouter qu'un transport amoureux,
Se découvrir lui-même, et déclarer ses feux.

Madherbal, officier de la reine étrangère, lui répond :

Vos feux! que dites-vous? ciel, quelle est ma surprise!

La tragédie de Didon, par Le Franc de Pompignan, jouée le 21 juin 1734, fut imprimée la mème année; l'approbation du censeur est du 29 septembre. Le Fragment d'une lettre a dû paraître peu après, et a été reproduit, en 1760, dans le Recueil des faceties parisiennes. Depuis 1734, Le Franc de Pompignan a fait beaucoup de corrections à sa Didon, et a changé presque tous les vers qu'a critiqués Voltaire. B.

Ce Madherbal en effet peut être surpris, pour peu qu'il sache la langue française, que des ambassadeurs subissent des refus, etc.; que le prince Iarbe,

. En proie à des hauteurs,

Vienne sous le faux nom de ses ambassadeurs;

car ce Madherbal doit croire que ces ambassadeurs ont un faux nom, et que ce Iarbe prend les noms de trois ou quatre ambassadeurs à-la-fois. Iarbe lui réplique:

Je pardonne sans peine à ton étonnement;

Mais apprends aujourd'hui l'excès de mon tourment;
J'ai quitté malgré moi les bords de Géthulie.

C'est comme si on disait : J'ai quitté les bords de Quercy, qui est au milieu des terres. Ensuite il apprend à cet officier,

Qu'il vient, peut-être épris d'une flamme trop vaine,
Tenter lui-même encor cette superbe reine.

Apparemment que la tentation n'a pas réussi, car il ajoute que ses soldats et ses vaisseaux

Couvriront autour d'elle et la terre et les eaux.
L'amour conduit mes pas, la haine peut les suivre, etc.

Madherbal, toujours étonné de ce qu'il entend, et surtout d'une haine qui va suivre les pas de Iarbe, lui répond :

*

Non, je ne reviens point de ma surprise extrême.

Je suis comme Madherbal; je ne reviens point de ma surprise, de lire de tels discours et de tels vers : le style est un peu de Gascogne.

.....Je fus (dit Iarbe) dans nos déserts

Ensevelir la honte et le poids de mes fers.

L'auteur, qui fut de Montauban à Paris donner cet ouvrage, fut assez mal conseillé; je ferai ce que je pourrai pour achever la pièce; je suis déjà édifié de son Épître dédicatoire, dans laquelle il se compare, avec sa modestie ordinaire, au cardinal de Richelieu '; et j'avoue qu'en fait de vers le Gascon peut s'égaler au Poitevin....

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I

Voici en quels termes s'exprime Le Franc : « J'ai eu le plaisir... de voir « des personnes de la plus haute qualité... approuver, je ne dis pas mon ouvrage, mais la démarche que j'ai faite de m'en avouer l'auteur. Le cardinal de Richelieu... voulait joindre à la solide gloire qu'il s'était acquise par le

ministère, celle d'avoir composé des ouvrages de théâtre. » B.

FIN DU FRAGMENT D'UNE LETTRE SUR DIDON.

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