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qui lui paraît bon vouloir ce qui ne lui ferait pas plaisir, est une contradiction formelle et une impossibilité. L'homme se détermine à ce qui lui semble le meilleur, et cela est incontestable; mais le point de la question est de savoir s'il a en soi cette force mouvante, ce pouvoir primitif de se déterminer ou non. Ceux qui disent: L'assentiment de l'esprit est né«< cessaire et détermine nécessairement la volonté, » supposent que l'esprit agit physiquement sur la volonté. Ils disent une absurdité visible; car ils supposent qu'une pensée est un petit être réel qui agit réellement sur un autre être nommé la volonté; et ils ne font pas réflexion que ces mots la volonté, l'entendement, etc., ne sont que des idées abstraites, inventées pour mettre de la clarté et de l'ordre dans nos discours, et qui ne signifient autre chose sinon l'homme pensant et l'homme voulant. L'entendement et la volonté n'existent donc pas réellement comme des êtres différents, et il est impertinent de dire que l'un agit

sur l'autre.

S'ils ne supposent pas que l'esprit agisse physiquement sur la volonté, il faut qu'ils disent, ou que l'homme est libre, ou que Dieu agit pour l'homme, détermine l'homme, et est éternellement occupé à tromper l'homme; auquel cas ils avouent au moins que Dieu est libre. Si Dieu est libre, la liberté est donc possible, l'homme peut donc l'avoir. Ils n'ont donc l'homme ne l'est pas.

aucune raison

dire pour

que

Ils ont beau dire, l'homme est déterminé par le plaisir; c'est confesser, sans qu'ils y pensent, la

liberté; puisque faire ce qui fait plaisir c'est être libre.

Dieu, encore une fois, ne peut être libre que de cette façon. Il ne peut opérer que selon son plaisir. Tous les sophismes contre la liberté de l'homme attaquent également la liberté de Dieu.

Le dernier refuge des ennemis de la liberté est cet argument-ci :

« Dieu sait certainement qu'une chose arrivera; il << n'est donc pas au pouvoir de l'homme de ne la pas << faire. >>

Premièrement, remarquez que cet argument attaquerait encore cette liberté qu'on est obligé de reconnaître dans Dieu. On peut dire : Dieu sait ce qui arrivera; il n'est pas en son pouvoir de ne pas faire ce qui arrivera. Que prouve donc ce raisonnement tant rebattu? rien autre chose, sinon que nous ne savons et ne pouvons savoir ce que c'est que la prescience de Dieu, et que tous ses attributs sont pour nous des abimes impénétrables.

Nous savons démonstrativement que si Dieu existe, Dieu est libre; nous savons en même temps qu'il sait tout: mais cette prescience et cette omniscience sont aussi incompréhensibles pour nous que son immensité, sa durée infinie déjà passée, sa durée infinie à venir, la création, la conservation de l'univers, et tant d'autres choses que nous ne pouvons ni nier ni connaître.

Cette dispute sur la prescience de Dieu n'a causé tant de querelles que parcequ'on est ignorant et pré

somptueux. Que coûtait-il de dire: Je ne sais point ce que sont les attributs de Dieu, et je ne suis point fait pour embrasser son essence? Mais c'est ce qu'un bachelier ou licencié se gardera bien d'avouer: c'est ce qui les a rendus les plus absurdes des hommes, et fait d'une science sacrée un misérable charlatanisme'.

CHAPITRE VIII.

De l'homme considéré comme un être sociable 2.

Le grand dessein de l'Auteur de la nature semble être de conserver chaque individu un certain temps, et de perpétuer son espèce. Tout animal est toujours entraîné par un instinct invincible à tout ce qui peut tendre à sa conservation; et il y a des moments où il est emporté par un instinct presque aussi fort à l'accouplement et à la propagation, sans que nous puissions jamais dire comment tout cela se fait.

Les animaux les plus sauvages et les plus solitaires sortent de leurs tanières quand l'amour les appelle, et se sentent liés pour quelques mois par des chaînes invisibles à des femelles et à des petits qui en nais

On verra dans les ouvrages suivants que M. de Voltaire n'a pas toujours eu la même opinion sur la liberté métaphysique de l'homme : ses sentiments à cet égard changèrent dans un âge plus avancé, et il a mis dans la discussion de ces matières abstraites une force et une clarté qu'on trouve bien rarement chez d'autres écrivains. K.-L'ignorant qui pense ainsi n'a pas tou jours pensé de méme, disait Voltaire en 1766; voyez, dans les Mélanges, la fin du paragraphe x11 du Philosophe ignorant. B.

2 Voyez, dans le Dictionn. philosophique, l'article HOMME, tome XXX, page 232. B.

sent; après quoi ils oublient cette famille passagère, et retournent à la férocité de leur solitude, jusqu'à ce que l'aiguillon de l'amour les force de nouveau à en sortir. D'autres espèces sont formées par la nature pour vivre toujours ensemble, les unes dans une société réellement policée, comme les abeilles, les fourmis, les castors, et quelques espèces d'oiseaux; les autres sont seulement rassemblées par un instinct plus aveugle qui les unit sans objet et sans dessein apparent, comme les troupeaux sur la terre et les harengs dans la mer.

L'homme n'est pas certainement poussé par son instinct à former une société policée telle que les fourmis et les abeilles; mais à considérer ses besoins, ses passions et sa raison, on voit bien qu'il n'a pas dû rester long-temps dans un état entièrement sauvage. Il suffit, pour que l'univers soit ce qu'il est aujourd'hui, qu'un homme ait été amoureux d'une femme. Le soin mutuel qu'ils auront eu l'un de l'autre, et leur amour naturel pour leurs enfants, auront bientôt éveillé leur industrie, et donné naissance au commencement grossier des arts. Deux familles auront eu besoin l'une de l'autre sitôt qu'elles auront été formées, et de ces besoins seront nées de nouvelles commodités.

L'homme n'est pas comme les autres animaux qui n'ont que l'instinct de l'amour-propre et celui de l'accouplement; non seulement il a cet amour-propre nécessaire pour sa conservation, mais il a aussi, pour son espèce, une bienveillance naturelle qui ne se remarque point dans les bêtes.

Qu'une chienne voie en passant un chien de la même mère déchiré en mille pièces et tout sanglant, elle en prendra un morceau sans concevoir la moindre pitié, et continuera son chemin; et cependant cette même chienne défendra son petit, et mourra en combattant plutôt que de souffrir qu'on le lui enlève.

Au contraire, que l'homme le plus sauvage voie un joli enfant prêt d'être dévoré par quelque animal, il sentira malgré lui une inquiétude, une anxiété que la pitié fait naître, et un desir d'aller à son secours. Il est vrai que ce sentiment de pitié et de bienveillance est souvent étouffé par la fureur de l'amour-propre : aussi la nature sage ne devait pas nous donner plus d'amour pour les autres que pour nous-mêmes; c'est déjà beaucoup que nous ayons cette bienveillance qui nous dispose à l'union avec les hommes.

Mais cette bienveillance serait encore un faible secours pour nous faire vivre en société; elle n'aurait jamais pu servir à fonder de grands empires et des villes florissantes, si nous n'avions pas eu de grandes passions.

Ces passions, dont l'abus fait à la vérité tant de mal, sont en effet la principale cause de l'ordre que nous voyons aujourd'hui sur la terre. L'orgueil est surtout le principal instrument avec lequel on a bâti ce bel édifice de la société. A peine les besoins eurent rassemblé quelques hommes, que les plus adroits d'entre eux s'aperçurent que tous ces hommes étaient nés avec un orgueil indomptable aussi bien qu'avec un penchant invincible pour le bien-être.

Il ne fut pas difficile de leur persuader que, s'ils

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