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marquez bien ceci), si la pensée est un composé de la matière, elle doit être nécessairement cela même dont elle est composée; elle doit être divisible, capable de mouvement, etc.; or la pensée ne peut point se diviser, donc elle n'est point un composé de la matière ; elle n'a point de parties, elle est simple, elle est immortelle, elle est l'ouvrage et l'image d'un Dieu. J'écoute ces maîtres, et je leur réponds, toujours avec défiance de moi-même, mais non avec confiance en eux : Si l'homme a une ame telle que vous l'assurez, je dois croire que се chien et cette taupe en ont une toute pareille. Ils me jurent tous que non. Je leur demande quelle différence il y a donc entre ce chien et eux. Les uns me répondent: Ce chien est une forme substantielle; les autres me disent: N'en croyez rien; les formes substantielles sont des chimères; mais ce chien est une machine comme un tourne-broche, et rien de plus. Je demande encore aux inventeurs des formes substantielles ce qu'ils entendent par ce mot; et comme ils ne me répondent que du galimatias, je me retourne vers les inventeurs des tourne-broches, et je leur dis: Si ces bêtes sont de pures machines, vous n'êtes certainement auprès d'elles que ce qu'une montre à répétition est en comparaison du tourne-broche dont vous parlez; ou si vous avez l'honneur de posséder une ame spirituelle, les animaux en ont une aussi, car ils sont tout ce que vous êtes, ils ont les mêmes organes avec lesquels vous avez des sensations; et si ces organes ne leur servent pas pour la même fin, Dieu, en leur donnant ces organes, aura fait un ouvrage inutile; et Dieu, selon vous-mêmes,

ne fait rien en vain. Choisissez donc, ou d'attribuer une ame spirituelle à une puce, à un ver, à un ciron, ou d'être automate comme eux. Tout ce que ces messieurs peuvent me répondre, c'est qu'ils conjecturent que les ressorts des animaux, qui paraissent les organes de leurs sentiments, sont nécessaires à leur vie, et ne sont chez eux que les ressorts de la vie : mais cette réponse n'est qu'une supposition déraisonnable.

:

Il est certain que pour vivre on n'a besoin ni de nez, ni d'oreilles, ni d'yeux. Il y a des animaux qui n'ont point de ces sens, et qui vivent donc ces organes de sentiment ne sont donnés que pour le sentiment; donc les animaux sentent comme nous; donc ce ne peut être que par un excès de vanité ridicule que les hommes s'attribuent une ame d'une espèce différente de celle qui anime les brutes. Il est donc clair jusqu'à présent que, ni les philosophes, ni moi, ne savons ce que c'est que cette ame; il m'est seulement prouvé que c'est quelque chose de commun entre l'animal appelé homme, et celui qu'on nomme bête. Voyons si cette faculté commune à tous ces animaux est matière ou non.

Il est impossible, me dit-on, que la matière pense. Je ne vois pas cette impossibilité. Si la pensée était un composé de la matière, comme ils me le disent, j'avouerais que la pensée devrait être étendue et divisible; mais si la pensée est un attribut de Dieu, donné à la matière, je ne vois pas qu'il soit nécessaire que cet attribut soit étendu et divisible; car je vois que Dieu a communiqué d'autres propriétés à la matière,

lesquelles n'ont ni étendue ni divisibilité; le mouvement, la gravitation, par exemple, qui agit sans corps intermédiaires, et qui agit en raison directe de la masse, et non des surfaces, et en raison doublée inverse des distances, est une qualité réelle démontrée, et dont la cause est aussi cachée que celle de la pensée.

que

En un mot, je ne puis juger que d'après ce que je vois, et selon ce qui me paraît le plus probable; je vois dans toute la nature les mêmes effets supposent une même cause. Ainsi, je juge que la même cause agit dans les bêtes et dans les hommes à proportion de leurs organes; et je crois que ce principe commun aux hommes et aux bêtes est un attribut donné par Dieu à la matière. Car, si ce qu'on appelle ame était un être à part, de quelque nature que fût cet être, je devrais croire que la pensée est son essence, ou bien je n'aurais aucune idée de cette substance. Aussi tous ceux qui ont admis une ame immatérielle ont été obligés de dire que cette ame pense toujours; mais j'en appelle à la conscience de tous les hommes: pensent-ils sans cesse? pensent-ils quand ils dorment d'un sommeil plein et profond? les bêtes ont-elles à tous moments des idées? quelqu'un qui est évanoui a-t-il beaucoup d'idées dans cet état, qui est réellement une mort passagère? Si l'ame ne pense pas toujours, il est donc absurde de reconnaître en l'homme une substance dont l'essence est de penser. Que pourrions-nous en conclure, sinon que Dieu a organisé les corps pour penser comme pour manger et pour digérer? En m'informant de l'histoire du genre humain,

j'apprends que les hommes ont eu long-temps la même opinion que moi sur cet article. Je lis un des plus anciens livres qui soient au monde, conservé par un peuple qui se prétend le plus ancien peuple; ce livre me dit que Dieu même semble penser comme moi; il m'apprend que Dieu a autrefois donné aux Juifs les lois les plus détaillées que jamais nation ait reçues; il daigne leur prescrire jusqu'à la manière dont ils doivent aller à la garde-robe 1, et il ne leur dit pas un mot de leur ame; il ne leur parle que des peines et des récompenses temporelles : cela prouve au moins que l'auteur de ce livre ne vivait. pas dans une nation qui crût la spiritualité et l'immortalité de

l'ame.

On me dit bien que, deux mille ans après, Dieu est venu apprendre aux hommes que leur ame est immortelle; mais moi, qui suis d'une autre sphère, je ne puis m'empêcher d'être étonné de cette disparate que l'on met sur le compte de Dieu. Il semble étrange à ma raison que Dieu ait fait croire aux hommes le pour et le contre; mais si c'est un point de révélation où ma raison ne voit goutte, je me tais, et j'adore en silence. Ce n'est pas à moi d'examiner ce qui a été révélé; je remarque seulement que ces livres révélés ne disent point que l'ame soit spirituelle: ils nous disent seulement qu'elle est immortelle. Je n'ai aucune peine à le croire; car il paraît aussi possible à Dieu de l'avoir formée (de quelque nature qu'elle soit) pour la conserver que pour la détruire. Ce Dieu, qui peut, comme il lui plaît, conserver ou anéantir le mouve

1 Deuteronome, xxiii, 13. B.

ment d'un corps, peut assurément faire durer à jamais la faculté de penser dans une partie de ce corps; s'il nous a dit en effet que cette partie est immortelle, il faut en être persuadé.

Mais de quoi cette ame est-elle faite? c'est ce que l'Être suprême n'a pas jugé à propos d'apprendre aux hommes. N'ayant donc pour me conduire dans ces recherches que mes propres lumières, l'envie de connaître quelque chose, et la sincérité de mon cœur, je cherche avec sincérité ce que ma raison me peut découvrir par elle-même; j'essaie ses forces, non pour la croire capable de porter tous ces poids immenses, mais pour la fortifier par cet exercice, et pour m'apprendre jusqu'où va son pouvoir. Ainsi, toujours prêt à céder dès que la révélation me présentera ses barrières, je continue mes réflexions et mes conjectures uniquement comme philosophe, jusqu'à ce que ma raison ne puisse plus avancer.

CHAPITRE VI.

Si ce qu'on appelle ame est immortel.

Ce n'est pas ici le lieu d'examiner si en effet Dieu a révélé l'immortalité de l'ame. Je me suppose toujours un philosophe d'un autre monde que celui-ci, et qui ne juge que par ma raison. Cette raison m'a appris que toutes les idées des hommes et des animaux leur viennent par les sens; et j'avoue que je ne peux m'empêcher de rire lorsqu'on me dit que les

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