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Je me crus transporté aux jeux olympiques; mais la beauté de la Tamise, cette foule de vaisseaux, l'immensité de la ville de Londres, tout cela me fit bientôt rougir d'avoir osé comparer l'Élide à l'Angleterre. J'appris que dans le même moment il y avait un combat de gladiateurs dans Londres, et je me crus aussitôt avec les anciens Romains. Un courrier de Danemarck qui était arrivé le matin, et qui s'en retournait heureusement le soir même, se trouva auprès de moi pendant les courses. Il me paraissait saisi de joie et d'étonnement: il croyait que toute la nation était toujours gaie; que toutes les femmes étaient belles et vives, et que le ciel d'Angleterre était toujours pur et serein; qu'on ne songeait jamais qu'au plaisir; que tous les jours étaient comme le jour qu'il voyait ; et il partit sans être détrompé. Pour moi, plus enchanté encore que mon Danois, je me fis présenter le soir à quelques dames de la cour; je ne leur parlai que du spectacle ravissant dont je revenais; je ne doutais pas qu'elles n'y eussent été, et qu'elles ne fussent de ces dames que j'avais vues galoper de si bonne grace. Cependant, je fus un peu surpris de voir qu'elles n'avaient point cet air de vivacité qu'ont les personnes qui viennent de se réjouir; elles étaient guindées et froides, prenaient du thé, fesaient un grand bruit avec leurs éventails, ne disaient mot, ou criaient toutes à-la-fois pour médire de leur prochain; quelques unes jouaient au quadrille, d'autres lisaient la gazette; enfin, une plus charitable que les autres voulut bien m'apprendre que le beau monde ne s'abaissait pas à aller à ces assemblées populaires qui m'avaient tant charmé; que

toutes ces belles personnes vêtues de toiles des Indes étaient des servantes ou des villageoises; que toute cette brillante jeunesse, si bien montée et caracolant autour de la carrière, était une troupe d'écoliers et d'apprentis montés sur des chevaux de louage. Je me sentis une vraie colère contre la dame qui me dit tout cela. Je tâchai de n'en rien croire, et m'en retournai de dépit dans la cité, trouver les marchands et les aldermen qui m'avaient fait si cordialement les honneurs de mes prétendus jeux olympiques.

Je trouvai le lendemain, dans un café malpropre, mal meublé, mal servi, et mal éclairé, la plupart de ces messieurs, qui la veille étaient si affables et d'une humeur si aimable; aucun d'eux ne me reconnut; je me hasardai d'en attaquer quelques uns de conversation; je n'en tirai point de réponse, ou tout au plus un oui ou un nou ; je me figurai qu'apparemment je les avais offensés tous la veille. Je m'examinai, et je tâchai de me souvenir si je n'avais pas donné la préférence aux étoffes de Lyon sur les leurs ; ou si je n'avais pas dit que les cuisiniers français l'emportaient sur les anglais; que Paris était une ville plus agréable que Londres; qu'on passait le temps plus agréablement à Versailles qu'à Saint-James, ou quelque autre énormité pareille. Ne me sentant coupable de rien, je pris la liberté de demander à l'un d'eux, avec un air de vivacité qui leur parut fort étrange, pourquoi ils étaient tous si tristes: mon homme me répondit d'un air refrogné qu'il fesait un vent d'est. Dans le moment arriva un de leurs amis qui leur dit avec un visage indifférent : «Molly s'est coupé la gorge

« ce matin; son amant l'a trouvée morte dans sa << chambre, avec un rasoir sanglant à côté d'elle. » Cette Molly était une fille jeune, belle, et très riche, qui était prête à se marier avec le même homme qui l'avait trouvée morte. Ces messieurs, qui tous étaient amis de Molly, reçurent la nouvelle sans sourciller. L'un d'eux seulement demanda ce qu'était devenu l'amant: Il a acheté le rasoir, dit froidement queiqu'un de la compaguie.

Pour moi, effrayé d'une mort si étrange, et de l'indifférence de ces messieurs, je ne pus m'empêcher de m'informer quelle raison avait forcé une demoiselle, si heureuse en apparence, à s'arracher la vie si cruellement. On me répondit uniquement qu'il fesait un vent d'est. Je ne pouvais pas comprendre d'abord ce que le vent d'est avait de commun avec l'humeur sombre de ces messieurs et la mort de Molly. Je sortis brusquement du café, et j'allai à la cour, plein de ce beau préjugé français qu'une cour est toujours gaie. Tout y était triste et morne, jusqu'aux filles d'honneur. On y parlait mélancoliquement du vent d'est. Je songeai alors à mon Danois de la veille. Je fus tenté de rire de la fausse idée qu'il avait emportée d'Angleterre; mais le climat opérait déjà sur moi, et je m'étonnais de ne pouvoir rire. Un fameux médecin de la cour, à qui je confiai ma surprise, me dit que j'avais tort de m'étonner, que je verrais bien autre chose aux mois de novembre et de mars; qu'alors on se pendait par douzaine; que presque tout le monde était réellement malade dans ces deux saisons, et qu'une mélancolie noire se répandait sur toute la nation: car

c'est alors, dit-il, que le vent d'est souffle le plus constamment. Ce vent est la perte de notre île. Les animaux même en souffrent, et ont tous l'air abattu. Les hommes qui sont assez robustes pour conserver leur santé dans ce maudit vent perdent au moins leur bonne humeur. Chacun alors a le visage sévère, et l'esprit disposé aux résolutions désespérées. C'était, à la lettre, par un vent d'est qu'on coupa la tête à Charles Ier, et qu'on détròna Jacques II 2. Si vous avez quelque grace à demander à la cour, m'ajouta-t-il à l'oreille, ne vous y prenez jamais que lorsque le vent sera à l'ouest ou au sud.

Outre ces contrariétés que les éléments forment dans les esprits des Anglais, ils ont celles qui naissent de l'animosité des partis; et c'est ce qui désoriente le plus un étranger.

J'ai entendu dire ici, mot pour mot, que milord Marlborough était le plus grand poltron du monde, et que M. Pope était un sot.

J'étais venu plein de l'idée qu'un Whig était un fin républicain, ennemi de la royauté, et un Tory, un partisan de l'obéissance passive; mais j'ai trouvé que, dans le parlement, presque tous les Whigs étaient pour la cour, et les Torys contre elle.

Un jour, en me promenant sur la Tamise, l'un de mes rameurs, voyant que j'étais Français, se mit à m'exalter, d'un air fier, la liberté de son pays, et me dit, en jurant Dieu, qu'il aimait mieux être batelier sur la Tamise qu'archevêque en France. Le lendemain,

Le 30 janvier 1649; voyez tome XVIII, page 315. B. 2 En 1688; voyez, tome XIX, le chapitre xv du Siècle de Louis XIV. B.

je vis mon même homme dans une prison auprès de laquelle je passais ; il avait les fers aux pieds, et tendait la main aux passants à travers la grille. Je lui demandai s'il fesait toujours aussi peu de cas d'un archevêque en France; il me reconnut. Ah! monsieur, l'abominable gouvernement que celui-ci ! On m'a enlevé par force, pour aller servir sur un vaisseau du roi en Norvége; on m'arrache à ma femme et à mes enfants, et on me jette dans une prison, les fers aux pieds, jusqu'au jour de l'embarquement, de peur que je ne m'enfuie.

Le malheur de cet homme, et une injustice si criante, me touchèrent sensiblement. Un Français, qui était avec moi, m'avoua qu'il sentait une joie maligne de voir que les Anglais, qui nous reprochent si hautement notre servitude, étaient esclaves aussi bien que nous. J'avais un sentiment plus humain, j'étais affligé de ce qu'il n'y avait plus de liberté sur

la terre.

Je vous avais écrit sur cela bien de la morale chagrine, lorsqu'un acte du parlement mit fin à cet abus d'enrôler des matelots par la force', et me fit jeter ma lettre au feu. Pour vous donner une plus forte idée des contrariétés dont je vous parle, j'ai vu quatre traités fort savants contre la réalité des miracles de Jésus-Christ, imprimés ici impunément, dans le temps qu'un pauvre libraire a été pilorié pour avoir publié une traduction de la Religieuse en chemise.

On m'avait promis que je retrouverais mes jeux

Cette violence s'exerce encore pendant la guerre. K.

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