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tré avec moi dans une chose que j'avais dite, il y a plusieurs années. « Vous vous étonnez que Dieu ait <«< fait l'homme si borné, si ignorant, si peu heureux 1. « Que ne vous étonnez-vous qu'il ne l'ait pas fait plus « borné, plus ignorant, et plus malheureux? » Quand un Français et un Anglais pensent de même, il faut bien qu'ils aient raison.

Le fils du célèbre Racine a fait imprimer une lettre de Pope, à lui adressée, dans laquelle Pope se rétracte. Cette lettre est écrite dans le goût et dans le style de M. de Fénélon; elle lui fut remise, dit-il, par Ramsay, l'éditeur du Télémaque; Ramsay, l’imitateur du Télémaque, comme Boyer l'était de Corneille; Ramsay l'Écossais, qui voulait être de l'académie française; Ramsay, qui regrettait de n'être pas docteur de Sorbonne. Ce que je sais, ainsi que tous les gens de lettres d'Angleterre, c'est que Pope, avec qui j'ai beaucoup vécu, pouvait à peine lire le français, qu'il ne parlait pas un mot de notre langue, qu'il n'a jamais écrit une lettre en français, qu'il en était incapable, et que, s'il a écrit cette lettre au fils de notre Racine, il faut que Dieu, sur la fin de sa vie, lui ait donné subitement le don des langues, pour le récompenser d'avoir fait un aussi admirable ouvrage que son Essai sur l'Homme 3.

Ce passage est de 1756. C'était én 1728 que Voltaire avait fait sa remarque voyez pages 62, 63. B.

2 Lorsque Voltaire parlait ainsi, la lettre de Pope, de l'authenticité de laquelle Voltaire doutait, n'avait encore été donnée qu'en français. La septième édition du poëme de la Religion (1756) contient un avertissement des éditeurs où il est dit que l'original y est imprimé pour la première fois. B. 3 Depuis l'impression de ce jugement sur Pope, l'Essai sur l'homme a été traduit par l'abbé Du Resnel et par M. de Fontanes. Il en existe aussi une

2

LETTRE XXIII'.

Sur la considération qu'on doit aux gens de lettres.

"Ni en Angleterre ni en aucun pays du monde on ne trouve des établissements en faveur des beaux-arts comme en France. Il y a presque partout des universités; mais c'est dans la France seule qu'on trouve ces utiles encouragements pour l'astronomie, pour toutes les parties des mathématiques, pour celles de la médecine, pour les recherches de l'antiquité, pour la peinture, la sculpture, et l'architecture. Louis XIV s'est immortalisé par toutes ces fondations, et cette immortalité ne lui a pas coûté deux cent mille francs par an.

J'avoue que c'est un de mes étonnements que le parlement d'Angleterre, qui s'est avisé de promettre

traduction manuscrite de M. l'abbé Delille. Ce poëme doit perdre de sa réputation à mesure que la philosophie fera des progrès ; il se borne à dire que l'homme n'est qu'une partie de l'ordre général du monde, et qu'ainsi nous ne devons pas nous plaindre de notre état. Ce n'est, comme le système de Leibnitz, que le fatalisme un peu déguisé, et mis à la portée du grand nombre. - La traduction de l'Essai sur l'homme, par Delille, a été publiée en 1821, en même temps qu'une nouvelle édition de la traduction de Fontanes. B.

1 Dans l'édition de Kehl, cette lettre se trouve parmi les Mélanges littéraires, sous ce titre: Sur la Considération qu'on doit aux gens de lettres, fragment d'une lettre. La lettre y est tout entière; la différence consiste en quelques légères variantes et en deux transpositions que j'indique. B. On ne trouve ni en Angleterre, ni en aucun pays du

2 1734.

‹ monde. » B.

31734. «Mais c'est en France seule.» B.

vingt mille guinées à celui qui ferait l'impossible découverte des longitudes, n'ait jamais pensé à imiter Louis XIV dans sa magnificence envers les arts.

Le mérite trouve à la vérité, en Angleterre, d'autres récompenses plus honorables pour la nation; tel est le respect que ce peuple a pour les talents, qu'un homme de mérite y fait toujours fortune. M. Addison, en France, eût été de quelque académie, et aurait pu obtenir, par le crédit de quelque femme, une pension de douze cents livres, ou plutôt on lui aurait fait des affaires, sous prétexte qu'on aurait aperçu dans sa tragédie de Caton quelques traits contre le portier d'un homme en place; en Angleterre il a été secrétaire d'état. M. Newton était intendant des monnaies du royaume M. Congrève avait une charge importante; M. Prior a été plénipotentiaire; le docteur Swift est doyen d'Irlande, et y est beaucoup plus considéré que le primat. Si la religion de M. Pope ne lui permet d'avoir une place, elle n'empêche pas que sa trapas duction d'Homère ne lui ait valu deux cent mille francs. J'ai vu long-temps en France l'auteur de Rhadamiste près de mourir de faim2; le fils d'un des plus grands hommes que la France ait eus, et qui commençait à marcher sur les traces de son père, était réduit à la misère sans M. Fagon. Ce qui encourage le plus les gens de lettres en Angleterre, c'est la considération où ils sont le portrait du premier ministre se trouve

11734. « N'empêche pas du moins, » B.

I

2 C'est ce qui a fait dire à Voltaire, en parlant du cardinal de Fleury (épitre à Boileau, 1769):

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sur la cheminée de son cabinet; mais j'ai vu celui de M. Pope dans vingt maisons.

M. Newton était honoré de son vivant, et l'a été après sa mort comme il devait l'être. Les principaux de la nation se sont disputé l'honneur de porter le poêle à son convoi. Entrez à Westminster, ce ne sont pas les tombeaux des rois qu'on y admire, ce sont les monuments que la reconnaissance de la nation a érigés aux plus grands hommes qui ont contribué à sa gloire; vous y voyez leurs statues comme on voyait dans Athènes celles des Sophocle et des Platon; et je suis persuadé que la seule vue de ces glorieux monuments a excité plus d'un esprit, et a formé plus d'un grand homme.

On a même reproché aux Anglais d'avoir été trop loin dans les honneurs qu'ils rendent au simple mérite; on a trouvé à redire qu'ils aient enterré dans Westminster la célèbre comédienne mademoiselle Oldfield, à peu près avec les mêmes honneurs qu'on a rendus à M. Newton': quelques uns ont prétendu qu'ils avaient affecté d'honorer à ce point la mémoire de cette actrice, afin de nous faire sentir davantage la barbare et lâche injustice qu'ils nous reprochent d'avoir jeté à la voirie le corps de mademoiselle Le

couvreur.

Mais je puis vous assurer que les Anglais, dans la pompe funèbre de mademoiselle Oldfield, enterrée dans leur Saint-Denys, n'ont rien consulté que leur goût; ils sont bien loin d'attacher l'infamie à l'art des

1 Dans les éditions de Kehl et les précédentes, la fin de cet alinéa est reportée à la suite du suivant; transposition qui ne me paraît pas heureuse. B.

Sophocle et des Euripide, et de retrancher du corps de leurs citoyens ceux qui se dévouent à réciter devant eux des ouvrages dont leur nation se glorifie.

Du temps de Charles I, et dans le commencement de ces guerres civiles commencées par des rigoristes fanatiques qui eux-mêmes en furent enfin les victimes, on écrivait beaucoup contre les spectacles, d'autant plus que Charles I et sa femme, fille de notre Henrile-Grand, les aimaient extrêmement.

Un docteur, nommé Prynne, scrupuleux à toute outrance, qui se serait cru damné s'il avait porté un manteau court au lieu d'une soutane, et qui aurait voulu que la moitié des hommes eût massacré l'autre pour la gloire de Dieu et la propaganda fide, s'avisa d'écrire un fort mauvais livre contre d'assez bonnes comédies qu'on jouait tous les jours très innocemment devant le roi et la reine. Il cita l'autorité des rabbins et quelques passages de saint Bonaventure, pour prouver que l'OEdipe de Sophocle était l'ouvrage du malin, que Térence était excommunié ipso facto; et il ajouta que sans doute Brutus, qui était un janséniste très sévère, n'avait assassiné César que parceque César, qui était grand-prêtre, avait composé une tragédie d'OEdipe; enfin il dit que tous ceux qui assistaient à un spectacle étaient des excommuniés qui reniaient leur croyance et leur baptême; c'était outrager le roi et toute la famille royale. Les Anglais respectaient alors Charles I, ils ne voulurent pas souffrir qu'on excommuniât ce même prince à qui ils firent depuis couper

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2

11734. « Qui ̧ reniaient leur chrême et leur baptême.» B. —2 1734. Souffrir qu'on parlat d'excommunier.

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B.

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