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des injures à Locke. Il entra en lice contre lui, mais il fut battu, car il raisonnait en docteur, et Locke en philosophe instruit de la force et de la faiblesse de l'esprit humain, et qui se battait avec des armes dont il connaissait la trempe'.

Si j'osais parler après M. Locke sur un sujet si délicat, je dirais Les hommes disputent depuis longtemps sur la nature et sur l'immortalité de l'ame; à l'égard de son immortalité, il est impossible de la démontrer, puisqu'on dispute encore sur sa nature, et qu'assurément il faut connaître à fond un être créé, pour décider s'il est immortel qu non. La raison humaine est si peu capable de démontrer par elle-même l'immortalité de l'ame, que la religion a été obligée de nous la révéler. Le bien commun de tous les hommes demande qu'on croie l'ame immortelle : la foi nous l'ordonne; il n'en faut pas davantage, et la chose est presque décidée2. Il n'en est pas de même de sa nature; il importe peu à la religion de quelle substance soit l'ame, pourvu qu'elle soit vertueuse. C'est une horloge qu'on nous a donnée à gouverner; mais l'ouvrier ne nous a pas dit de quoi le ressort de cette horloge est composé.

Je suis corps et je pense, je n'en sais pas davantage3. Si je ne consulte que mes faibles lumières, irai-je

1 Fin de l'article dans l'édition de 1751 et dans les éditions de Kehl. Le texte de ce qui suit est de 1739. Lors des nouvelles dispositions faites par l'auteur, en 1751, la fin de cette lettre fut supprimée; et quelques passages furent conservés dans deux chapitres qui forment, depuis l'édition de Kehl, la neuvième section de l'article АME, dans le Dictionnaire philosophique: voyez tome XXVI, page 237 et suiv. B.

21734. « Est décidée. » B. — 3 1734. « Davantage. Irai-je. » B.

attribuer à une cause inconnue ce que je puis si aisément attribuer à la seule cause seconde que je connais un peu? Ici tous les philosophes de l'école m'arrêtent en argumentant, et disent: Il n'y a dans le corps que de l'étendue et de la solidité, et il ne peut avoir que du mouvement et de la figure. Or, du mouvement, de la figure, de l'étendué et de la solidité ne peuvent faire une pensée; donc l'ame ne peut pas être matière. Tout ce grand raisonnement répété tant de fois se réduit uniquement à ceci : Je ne connais que très peu de chose de la matière, j'en devine imparfaitement quelques propriétés : or je ne sais point du tout si ces propriétés peuvent être jointes à la pensée; donc, parceque je ne sais rien du tout, j'assure positivement que la matière ne saurait penser. Voilà nettement la manière de raisonner de l'école.

M. Locke dirait avec simplicité à ces messieurs : Confessez du moins que vous êtes aussi ignorants que moi votre imagination ni la mienne ne peuvent concevoir comment un corps a des idées ; et comprenez-vous mieux comment une substance, telle qu'elle soit, a des idées? Vous ne concevez ni la matière ni l'esprit, comment osez-vous assurer quelque chose1? Que vous importe que l'ame soit un de ces êtres incompréhensibles qu'on appelle matière, ou un de ces êtres incompréhensibles qu'on appelle esprit? Quoi! Dieu, le créateur de tout, ne peut-il pas éterniser ou anéantir votre ame à son gré, quelle que soit sa substance?

Le superstitieux vient à son tour, et dit qu'il faut * 1734. « Quelque chose? Le superstitieux.» B.

brûler pour le bien de leurs ames ceux qui soupçonnent qu'on peut penser avec la seule aide du corps; mais que dirait-il1 si c'était lui-même qui fût coupable d'irréligion? En effet, quel est l'homme qui oṣera assurer, sans une impiété absurde, qu'il est impossible au Créateur de donner à la matière la pensée et le sentiment? Voyez, je vous prie, à quel embarras vous êtes réduits, vous qui bornez ainsi la puissance du Créateur. Les bêtes ont les mêmes organes que nous, les mêmes perceptions; elles ont de la mémoire, elles combinent quelques idées. Si Dieu n'a pas pu animer la matière, et lui donner le sentiment, il faut de deux choses l'une, ou que les bêtes soient de pures machines, ou qu'elles aient une ame spirituelle.

Il me paraît démontré que les bêtes ne peuvent être de simples machines; voici ma preuve: Dieu leur a fait précisément les mêmes organes de3 sentiment que les nôtres; donc si 4 elles ne sentent point, Dieu a fait un ouvrage inutile; or Dieu, de votre aveu même, ne fait rien en vain; donc il n'a point fabriqué tant d'organes de sentiment, pour qu'il n'y eût point de sentiment; donc les bêtes ne sont point de pures machines. Les bêtes, selon vous, ne peuvent pas avoir une ame spirituelle; donc malgré vous il ne reste autre chose à dire, sinon que Dieu a donné aux organes des bêtes, qui sont matière, la faculté de sentir et d'apercevoir, que vous appelez instinct dans elles. Et qui peut empêcher Dieu de communiquer à nos

1 1734. « Mais que diraient-ils si c'étaient eux-mêmes qui fussent coupables d'irréligion ?» B. — 2 1734. « Presque démontré. B. 31734.

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- 41734. « S'ils. » B.—5 1734. « Eh! » B.

organes plus déliés cette faculté de sentir, d'apercevoir, et de penser, que nous appelons raison humaine? De quelque côté que vous vous tourniez, vous êtes obligés d'avouer votre ignorance, et la puissance immense du Créateur. Ne vous révoltez donc plus contre la sage et modeste philosophie de Locke: loin d'être contraire à la religion, elle lui servirait de preuve, si la religion en avait besoin; car quelle philosophie plus religieuse, que celle qui n'affirmant que ce qu'elle conçoit clairement, et sachant avouer sa faiblesse, vous dit qu'il faut recourir à Dieu, dès qu'on examine les premiers principes?

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D'ailleurs, il ne faut jamais craindre qu'aucun sentiment philosophique puisse nuire à la religion d'un pays. Nos mystères ont beau être contraires à nos démonstrations, ils n'en sont pas moins révérés par nos philosophes chrétiens, qui savent que les objets de la raison et de la foi sont de différente nature. Jamais les philosophes ne feront une secte de religion pourquoi? c'est qu'ils n'écrivent point pour le peuple, et qu'ils sont sans enthousiasme. Divisez le genre humain en vingt parts, il y en a dix-neuf composées de ceux qui travaillent de leurs mains, et qui ne sauront jamais s'il y a eu un 3 M. Locke au monde; dans la vingtième partie qui reste, combien trouvet-on peu d'hommes qui lisent? et parmi ceux qui lisent, il y en a vingt qui lisent des romans, contre un qui

11734. Clairement en sachant. » B. -2 Cet alinéa et le suivant sont presque textuellement dans le tome XXVI, pages 246-47. B.- 3 1734.

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étudie en philosophie. Le nombre de ceux qui pensent est excessivement petit, et ceux-là ne s'avisent pas de troubler le monde.

nosa,

Ce n'est ni Montagne, ni Locke, ni Bayle, ni Spini Hobbes, ni mylord Shaftsbury, ni M. Collins, ni M. Toland', ni Flud, ni Beker, ni M. le comte de Boulainviliers, etc., qui ont porté le flambeau de la discorde dans leur patrie; ce sont, pour la plupart, des théologiens, qui ayant eu d'abord l'ambition d'être chefs de sectes, ont eu bientôt celle d'être chefs de partis. Que dis-je? tous ces livres des philosophes modernes mis ensemble ne feront jamais dans le monde autant de bruit seulement qu'en a fait autrefois la dispute des cordeliers sur la forme de leurs manches et de leur capuchon.

LETTRE XIV'.

Sur Descartes et Newton.

Un Français qui arrive à Londres trouve les choses bien changées en philosophie comme dans tout le reste3. Il a laissé le monde plein, il le trouve vide. A Paris on voit l'univers composé de tourbillons de matière subtile; à Londres on ne voit rien de cela. Chez nous c'est la pression de la lune qui cause le flux de

11734. Ni M. Toland, etc., qui ont porté. » B.

2 Cette lettre formait, dans le Dictionnaire philosophique de l'édition de Kehl, la première section de l'article NEWTON ET Descartes. B.

3 Lorsque cet article a été écrit (1728), plus de quarante ans après la publication du livre des Principes, toute la France était encore carté

sienne. K.

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