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On dit bien un grand cœur, mais on ne dit guère en vers un cœur infini; et s'il est infini ce cœur, il n'est pas étonnant qu'il soit plus vaste que le monde. M. l'abbé Du Jarri me dira peut-être que le monde est infini de son côté en ce cas, d'infini à infini il n'y a point de comparaison à faire; mais je ne crains pas qu'il me fasse cette objection; on voit bien par les pôles brûlants que ce grand poëte n'est pas grand physicien.

La prière pour le roi est aussi belle que son poëme. Il y prie Dieu de faire mourir monsieur le dauphin:

Joins aux ans de l'aïeul ceux de l'auguste enfant.

Il faut, monsieur, que ce soit la conduite de ce poëme qui ait emporté la voix des juges. Voici, monsieur, ce que c'est que l'ordre de l'ouvrage.

Après avoir dit que le jour paraît, et que la mort ravit un roi plein du beau projet de nous donner un beau spectacle, il fait une apostrophe à la religion, une apostrophe à Louis XIII; il tire le temple du chaos, puis il fait une apostrophe aux monuments, une apostrophe aux drapeaux, une apostrophe à la Vierge, une apostrophe aux îles lointaines, une apostrophe aux pôles brûlants, une comparaison du chœur de Notre-Dame avec la couronne d'épine, une apostrophe à Dieu; et voilà tout le poëme.

J'ai cru d'abord que l'académie avait donné le prix au poëme de M. l'abbé Du Jarri non comme au meilleur ouvrage qu'on lui ait présenté, mais comme au moins ridicule. Je disais : Il est bien ignominieux pour la France que nous ayons plusieurs poëtes plus mau

vais que M. l'abbé Du Jarri. Hier, je vis les pièces qui seront imprimées dans le recueil de l'académie. Il n'y en a pas une seule qui ne soit incomparablement audessus du poëme couronné. Vous trouverez, dans le paquet que je vous envoie, une ode1 qui l'a un peu disputé au poëme de M. l'abbé Du Jarri. Vous jugerez entre ces deux ouvrages. On est donc réduit, monsieur, à accuser l'académie d'injustice ou de mauvais goût, et peut-être de tous les deux ensemble.

Comme vous voulez savoir mon sentiment sur toutes les choses que je vous écris, je vous dirai ce que je pense en cette occasion de l'académie française, avec autant de franchise et de naïveté que je vous ai communiqué mes petites remarques sur le poëme de M. l'abbé Du Jarri.

Il faut que vous sachiez qu'il n'y a eu que vingt académiciens qui aient assisté au jugement. Parmi ces vingt il y en a quelques uns qui trouvent Horace plat, Virgile ennuyeux, Homère ridicule. Il n'est pas étonnant que des personnes qui méprisent ces grands génies de l'antiquité estiment les vers de M. l'abbé Du Jarri. Les Despréaux, les Racine, les La Fontaine, ne sont plus; nous avons perdu avec eux le bon goût, qu'ils avaient introduit parmi nous : il semble que les hommes ne puissent pas être raisonnables deux siècles de suite. On vit arriver dans le siècle qui suivit celui d'Auguste, ce qui arrive aujourd'hui dans le nôtre. Les Lucain succédèrent aux Virgile, les Sénèque aux Cicéron ces Sénèque et ces Lucain avaient de faux

C'est l'Ode de Voltaire lui-même sur le vœu de Louis XIII, qu'on peut voir dans le tome XII. B.

brillants, ils éblouirent; on courut à eux à la faveur de la nouveauté. Quintilien s'opposa au torrent du mauvais goût. Oh! que nous aurions besoin d'un Quintilien dans le dix-huitième siècle !

Il paraît de nos jours un homme, du corps de l'académie, qui veut fonder sa réputation sur celle des anciens qu'il ne connaît presque point. Il établit, si j'ose m'exprimer ainsi, un nouveau système de poésie. Ses mœurs douces et sa modestie, vertus si rares dans un poëte, lui gagnent les cœurs; sa nouvelle méthode de composer séduit quelques esprits. Plusieurs académiciens le soutiennent, d'autres se conforment sans s'en apercevoir à sa manière de penser; les Du Jarri sont ses disciples. C'est un homme qui abuse de la grande facilité qu'il a à composer, et de celle qu'ont ses amis à approuver tout ce qu'il fait. Il veut saisir toutes sortes de caractères; il embrasse tout genre d'écrire et n'excelle dans aucun, parceque dans tous il s'écarte des grands modèles, de peur qu'on ne lui reproche de les avoir imités. S'il fait des églogues, s'il compose un poëme, il se donne bien de garde d'écrire dans le goût de Virgile. Lisez ses odes, vous vous apercevrez aisément (comme il le dit lui-même) que ce n'est pas le style d'Horace; voyez ses fables, certainement vous n'y reconnaîtrez point le caractère de La Fontaine. Il y a pourtant dans les écrits de cet auteur trop de beautés pour que je le méprise; mais aussi il y a trop de défauts pour que je l'admire; et on pourrait dire de lui ce que Quintilien disait de Sénèque : « Il y a dans ses ouvrages des choses admi

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I La Motte. B.-
. —- 2 Inst., livre X, chapitre 1o, 31. B.

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«rables, mais il faut savoir les discerner; et plût à « Dieu qu'il l'eût fait lui-même! car un homme qui a fait tout ce qu'il a voulu méritait de vouloir faire << mieux. >>

Vous savez, monsieur, que madame Dacier nous a donné une traduction noble et fidèle d'Homère. Le moderne dont je vous parle a mis en vers quelques endroits de madame Dacier, et a donné à son ouvrage le nom d'Iliade. On peut dire, en passant, que le poëme de celui-ci doit être regardé comme l'ouvrage d'une femme d'esprit, et celui de madame Dacier comme le chef-d'œuvre d'un savant homme. M. l'abbé Du Jarri a fait une épître en prose rimée à l'honneur de la nouvelle Iliade en vers français. Il a porté son épître, de porte en porte, chez tous les académiciens amis des modernes. Puis il a composé pour le prix; il l'a remporté messieurs de l'académie ont de la reconnais

sance.

Au reste, monsieur, il faut vous avertir qu'on estime et qu'on révère plusieurs académiciens autant qu'on méprise le poëme de M. l'abbé Du Jarri; c'est tout dire.

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Tout le monde admire, M. l'abbé, la grandeur de votre courage, qui ne peut être ébranlé par les injustes sifflets dont la cabale du public nous opprime depuis quarante ans. Pour châtier ce public séditieux, vous avez en même temps fait jouer votre Mariamne3, et fait débiter votre livre des Vestales 4: pour dernier trait vous faites imprimer votre tragédie.

Je viens de lire la préface de cet inimitable ouvrage; vous y dites beaucoup de bien de vous, et beaucoup de mal de M. de Voltaire et de moi. Je suis charmé de voir en vous tant d'équité et de modestie, et c'est ce qui m'engage à vous écrire avec confiance et avec sincérité.

1 Ce morceau, composé par Voltaire sous le nom de Thieriot, son ami, que Voltaire appelait toujours Tiriot, m'a semblé mieux placé dans les Mélanges que dans la Correspondance. B.

2 Il n'y avait que vingt ans ; car Saül, la première pièce de Nadal, est de 1705. B.

3 Tragédie jouée le 15 février 1725, et imprimée avec une préface dans laquelle étaient plusieurs traits contre Voltaire et Thieriot, à qui Nadal attribuait la chute de sa pièce. Ces traits ont depuis été supprimés par Nadal. B.

4 Histoire des Vestales, avec un traité du luxe des dames romaines, 1725, in-12. B.

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