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TROISIÈME LEÇON.

Importance du théâtre dans l'histoire des lettres et des mœurs.-
Décadence de la tragédie française au commencement du
XVIIIe siècle.—Manlius de la Fosse comparé à l'enise sauvée.
-Fausse imitation du genre classique: Lagrange-Chancel.
Crébillon n'innove pas, mais exagère. Son Atrée et
Thyeste comparé à celui de Sènèque.-Innovation systémati-
que de la Motte.
Ses attaques contre les unités et la ver-
sification. Ses tragédies timides et routinières.

MESSIEURS,

De tous les genres de poésie, le plus instructif pour l'histoire qui nous occupe, celle de l'esprit humain manifesté par les arts, c'est le poëme dramatique, soit qu'il exprime les mœurs présentes et familières de la société, soit qu'il invente des fictions tragiques. Là, en effet, le poète est aux prises avec la foule. Ce que les anciens disaient de l'influence souveraine du peuple sur l'orateur se reproduit pour l'auteur du drame, dans nos sociétés sans forum:

Id sibi negoti pocta tantum credidit dari
Populo ut placerent, quas fecisset, fabulas;

disait l'élégant Térence, fidèle image d'une société qui se polissait par la victoire et les lettres. Plaire au peuple, voilà l'œuvre du théâtre. Mais quel fut ce peuple, dans les diverses époques de notre littérature? D'abord, une foule ignorante et confuse qui se pressait aux

Mystères; puis la portion la plus curieuse et la plus instruite de ce pays, qu'avaient agité les guerres civiles et nobiliaires domptées par Richelieu; puis un roi majestueux, une cour polie, et un public dominé par elle; puis quelques amateurs d'un art longtemps. cultivé, les oisifs d'une grande ville, et ces dames de cour qui, du temps de la régence, se plaisaient si fort aux spectacles licencieux de la foire. Longtemps plaisir aristocratique mêlé d'un peu de démocratie, la tragédie était devenue un plaisir de convention pour des spectateurs blasés de chefs-d'œuvre; et elle devait se corrompre, ou languir tant qu'il n'y aurait pas quelque cause de renouvellement social.

Le XVIIe siècle, dans sa durée, avait vu la naissance, les progrès éclatants, plusieurs formes diverses et la décadence de cet art sublime. L'imitation avait succédé au génie; on avait marché dans la même voie, répété la même passion : l'art était devenu lieu commun. Racine lui-même, avec cette liberté d'esprit qu'ont tous les inventeurs, avait conçu quelquefois la tragédie sans amour; mais comme cette passion était l'âme de sa poésie et figurait dans toutes les pièces de Corneille, elle fut constituée règle du théâtre français. Les autres formes qu'avaient habituellement observées les grands maîtres, l'exposition, les longs et fréquents récits, la dignité mythologique ou du moins antique des personnages, la noblesse soutenue du dialogue, devinrent un usage invariable, au nom duquel on les blâmait eux-mêmes, lorsqu'ils s'en étaient écartés par naturel ou par génie. Et comme la société, moins forte et moins sérieuse que dans le XVIIe siècle, restait paisible sous les mêmes lois, et n'était pas éveillée à des passions nouvelles, elle applaudit au théâtre les faibles

imitations des grands modèles. Si parfois un homme de talent, sorti de la foule des imitateurs, entrevoyait quelques grands effets tragiques dans la vérité de l'histoire, ou dans la libre hardiesse d'un théâtre étranger, il les ramenait aux conventions de notre scène; et, au milieu même d'une pensée originale, il évitait toute nouveauté dans les formes extérieures du drame, tandis qu'à d'autres époques on a recherché l'originalité dans les accidents et les caprices de costume. L'auteur de Manlius avait un esprit élevé, connaissait bien le théâtre antique et la littérature étrangère; il est expressif et pathétique dans les sentiments de son drame, qui sont de tout pays. Mais il n'a pas osé laisser à ce drame le naturel de personnages modernes, et près de nous; il lui a fallu la toge pour les ennoblir; il a fallu que le capitaine aux gages de Venise devînt Manlius, et que Jaffier, le conspirateur infidèle, l'ami traître, parce qu'il est amoureux, s'appelât Virginius.

Ce n'est pas tout le grand Corneille, au lieu de mettre la conspiration sur la scène, avait fait répéter par Cinna, devant Émilie, un extrait de son discours aux autres conjurés; l'auteur de Manlius fait de même. On ne voit pas, comme dans Otway, sur le théâtre, les conjurés s'animant à la voix du chef, et, dans la foule, un d'eux plus froid, plus indécis, et, par son trouble, dénonçant d'avance son infidélité. Notre ancienne tragédie, si habilement dialoguée, n'avait que peu de personnages; et elle ne mettait pas en scène ce que les mœurs du temps ne connaissaient pas, les passions d'une assemblée factieuse. La Fosse n'a donc pas l'idée de placer Virginius sous les regards pénétrants de ses complices, de le faire pâlir aux images qui les trans

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portent, et de préparer le dénoûment par cette torture morale, si dramatique pour les spectateurs. La réserve de notre théâtre lui interdit également un amour naïf, abandonné comme celui de Bevildera. Sa Valérie est une Romaine de Corneille, et n'a rien de cette séduction passionnée qui change le cœur de Jaffier. Que vous dirai-je, enfin? Le récit de la mort des deux amis qui, dans les bras l'un de l'autre, se précipitent de la roche Tarpéienne, est fort noble sans doute; mais cela est loin, pour la terreur tragique, du supplice ignominieux de Jaffier et de ses complices. Manlius, Messieurs, n'en est pas moins une œuvre rare, admirable quand elle était animée de naturel par un grand acteur, et sublime dans quelques parties.

Mais quand les imitateurs furent moins heureux, le théâtre français, toujours astreint à ces formes bienséantes et convenues, devint singulièrement froid et déclamateur. C'est le caractère qu'il a dans les ouvrages d'un poëte élevé pourtant par Racine, et qui ne manquait pas de verve et de passion, Lagrange-Chancel, né en 1676, et mort au milieu du siècle suivant. Ses premiers ouvrages précédèrent ceux de Crébillon; il nous apprend lui-même, dans ses préfaces, qu'à l'âge de seize ans, élevé dans l'hôtel de la princesse de Conti, souvent il y reçut les conseils de Racine. Il croit être fidèle à l'école de ce grand maître: il observe exactement les règles du théâtre; et dans la fable un peu romanesque de ses pièces, il conserve toujours l'étiquette et la dignité; mais c'est en lui qu'on aperçoit combien notre théâtre, dégénéré des modèles qu'il croyait imiter, devenait faussement classique. Si Racine n'avait pas observé la vérité des mœurs grecques, il avait eu de l'antiquité la passion et la poésie. Mais

les tragédies de Lagrange-Chancel, toutes grecques par le sujet, Oreste et Pylade, Méléagre, Amasis, Alceste, sont le plus étrange défigurement des mœurs et de l'imagination antiques. Cette politesse moderne que Racine avait mêlée aux sujets grecs, et que l'on oublie dans le charme naturel de sa belle poésie, est devenue ici tout l'art et tout l'objet du poëte. Oreste, Amasis, Alceste, et je crois même Ino et Mélicerte, sont des personnages de cour qui gardent toutes les bienséances de leur rang, et parlent d'ailleurs en assez mauvais vers. On ne peut rien concevoir de plus fade et de plus froid; et on se demande comment de pareilles pièces étaient applaudies dans cette même cour de Sceaux, où le savant Malézieux, un Sophocle à la main, en rendait toutes les beautés dans une version littérale et passionnée. C'est que Sophocle n'intéressait cette cour éprise de petites choses qu'à titre de singularité. Mais en fait, on avait perdu tout sentiment de ce beau naturel. On ne l'eût pas souffert dans une œuvre nouvelle. On se croyait fidèle au bon goût, en observant les bienséances et les règles qui n'avaient été qu'un accessoire du génie de Racine; et l'art se perdait par l'imitation même des modèles.

Il n'y a veine de poésie dans ce théâtre prétentieux et régulièrement romanesque de Lagrange-Chancel; et, pour trouver en lui quelque étincelle de verve, il faudrait chercher dans ses chants satiriques contre le régent. Il y a là du moins les passions du temps, la haine de la cour et la licence des mœurs. Le poëte n'a pas peur des plus affreuses images; et ses vers calomnieux, qui arrachèrent des larmes à l'insouciance. même du régent, ont une empreinte brùlante. Mais, hors de cette inspiration de libelliste, la poésie de La

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