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ment social, offrait le contraste de l'extrême frivolité et de l'extrême hardiesse. Ses productions sont des médailles curieuses pour l'histoire et non pour l'art.

L'art, en effet, était dégénéré; le goût se perdait au milieu des analyses de la critique, et la critique ellemême, plus attentive à des conventions et à des formes qu'à la philosophie des lettres, ne paraissait pas s'appuyer sur des recherches assez étendues. Toutefois, Messieurs, depuis Voltaire et Vauvenargues jusqu'à Chénier, la critique occupe, dans le xvIIIe siècle, un rang élevé qu'on ne peut méconnaître. Thomas, Marmontel, la Harpe, Champfort, inférieurs dans leurs productions oratoires, ou dans leurs tentatives poétiques sur les pas des grands maîtres, ont en littérature, par le goût et le style, un mérite remarquable, trop méconnu de nos jours; et le savant Barthélemy a fait le plus agréable ouvrage de l'érudition moderne.

La poésie, même dans les dernières années de la monarchie, jeta de vives lumières. Ducis, heureux et applaudi, Gilbert et Malfilâtre, dans l'infortune, montrèrent un talent original. Mais un souvenir qui devra surtout nous occuper, c'est celui des derniers publicistes, dont les ouvrages attestent toute la faiblesse de l'ancien ordre social et toutes les illusions qui devaient se mêler au courage des premiers réformateurs. Nous honorerons les Turgot, les Necker, les Malesherbes; et nous chercherons dans leurs écrits ce que la vertu et les intentions généreuses ajoutent au talent.

Ici, Messieurs, ce fréquent parallèle de l'Angleterre et de la France se reproduit pour nous. Au moment de voir la littérature créant la tribune, et la liberté passant des salons et des académies dans une assemblée nationale, nous nous arrêterons devant les grands

spectacles que la tribune et la liberté donnaient chez un peuple voisin. Là se placeront les deux Pitt, Fox, Sheridan, Burke, qui appartiennent à l'histoire de l'esprit humain, comme à celle de la politique anglaise. En même temps nous montrerons Mirabeau, ce puissant destructeur qui aspirait à reconstruire une monarchie où il eût place.

Nous n'irons pas plus loin dans les annales de nos assemblées; ce serait entreprendre une histoire qui est faite.

Mais quand cette immense tempête sera calmée, quand une société nouvelle reparaîtra sur l'ancien sol, agrandi par la victoire, alors s'élèveront dans les lettres de nouveaux monuments qu'il importe d'étudier. Les lettres n'ont plus cette puissance qu'elles avaient au XVIIIe siècle, pour changer le monde social. Cette íois c'est dans un camp qu'il s'est réformé; et le génie des arts ne reçoit pas le mot d'ordre militaire. La supériorité se retrouvera donc surtout dans quelques talents à part qui ont poussé çà et là, au milieu des orages de la révolution, et que n'aura pas courbés l'Empire. Un jeune émigré de 1790, deux tribuns éliminés, une femme bannie par le vainqueur de l'Europe, un vieux gentilhomme de Chambéry écrivant en français à Saint-Pétersbourg, ce sont là, dans des degrés fort inégaux, les esprits qui garderont le plus de vigueur et de nouveauté. La puissance parut quelque temps déplacée : le sceptre de l'opinion était passé aux mains de la force. Cet état de choses s'est brisé par son excès même. Le despotisme de la victoire et du génie a fait place au règne des lois, sous un pouvoir que ses titres antiques et renouvelés doivent rassurer devant l'action légale des libertés publiques. Le débat politique, pre

mier principe de notre ordre actuel, ne peut rester stérile pour les lettres. Quelquefois, il est vrai, on semble les oublier dans la vive préoccupation des intérêts sociaux; mais elles gagnent bien plus qu'elles ne perdent à une discussion qui leur renvoie des âmes plus élevées, des esprits plus sévères. Ce n'est pas seulement un genre nouveau de littérature, une forme oratoire, une tribune au lieu d'une chaire, qui sort pour nous des institutions représentatives; c'est un esprit de vie, un ferment nouveau qui se mêle à toutes les parties des lettres, les transforme et les rajeunit. De là des points de vue nouveaux dans la philosophie, l'histoire, la critique.

Rien ne change plus un homme que de le rendre libre que sera-ce d'un peuple! et combien, dans ce concours d'esprits qui s'éveillent et s'exercent, dans cette prime d'ascendant et de popularité toujours offerte, n'y a-t-il pas de chances pour que les talents se multiplient par l'émulation et la liberté! Que cette pensée, jeunes gens, vous soit présente! qu'elle vous anime à de longues et patientes études! Dans ce nombreux auditoire, réuni de toutes les parties de la France, il y a bien des cœurs émus de tous les nobles sentiments, bien des intelligences ouvertes à toutes les idées; et il y a, certes, plus d'une nature heureuse et inconnue d'elle-même qui, dans la magistrature, à la tribune, dans les lettres, sera quelque jour l'honneur du pays. Si ma faible voix excite en vous ces sentiments, éclaircit pour vous ces idées, et si les grands souvenirs des études comparées qui vont passer devant vous avertissent et appellent quelque jeune talent, je ne serai pas mécontent de ma tâche, Messieurs; et je la commence avec ardeur dans cette espérance.

DEUXIÈME Leçon.

Résumé de l'état des lettres françaises à la mort de Louis XIV. — Décadence de la poésie. — Jean-Baptiste Rousseau, sa vie et ses psaumes. - Réflexions générales. - De l'inspiration lyrique dans l'antiquité et dans les premiers temps de la foi chrétienne. Etudes lyriques en Italie, en France et en Angleterre. Caractère factice de quelques-unes des plus belles odes de Rousseau. — Imitation déplacée de la grande

poésie. Novateurs antipoétiques. Procès de la prose contre les vers. La Motte. La Faye.

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MESSIEURS,

Le roi est mort ce matin à huit heures un quart, écrivait, le 1er septembre 1715, l'exact Dangeau, sans ajouter une syllabe d'éloge ou de regret pour ce roi dont il avait enregistré, depuis cinquante ans, les grandeurs et les minuties. A partir de cette date, Messieurs, commence pour nous le xvIIIe siècle. Louis XIV avait été précédé dans la tombe par presque tous les génies ses contemporains; et, avant d'y descendre, il avait, pour ainsi dire, mené le deuil de son siècle. Fénelon, demeuré le dernier, et qui semblait attendre une autre époque, était mort lui-même quelques mois avant le roi. Selon le précepte de Vespasien, Louis était mort debout: Decet imperatorem stantem mori; mais on peut voir, dans les lettres de sa compagne 'de pouvoir et d'ennuis, madame de Maintenon, combien la vieille cour, en pesant sur tout le monde, était lasse d'ellemême, et combien ces dernières années d'une époque

si brillante furent ternes et sombres. Tout dépérissait comme le roi; ou plutôt, sous ce monotone appareil d'étiquette et de gravité qu'il maintenait encore, bouillonnaient déjà des mœurs nouvelles, plus licencieuses qu'élégantes, et un ardent dégoût du passé. Les persétutions tracassières du confesseur Letellier, la démolition de Port-Royal, cette école de savoir et de piété, les lettres de cachet multipliées pour jansénisme, avaient attristé au dedans ce règne humilié par des revers et des défaites. Ce poids du pouvoir absolu, qui, allégé par le goût des arts, ennobli par la gloire, ou évité par l'indépendance religieuse, n'avait pas gêné, dans les beaux jours du xvIIe siècle, les Molière, les Boileau, les Racine, les Fleury, les Bossuet, était devenu plus lourd, en même temps que les talents devenaient plus rares et plus faibles; et cet âge mémorable de la langue française et des lettres se terminait, sous le vieux roi, dans les tracasseries théologiques et la stérilité.

Dressons cependant l'inventaire du petit nombre de talents que conservait la Francc à la mort du monarque, dont l'habile orgueil les avait tant protégés. Et d'abord, parmi ses plus vieux contemporains, lui survivait un poëte dont la voluptueuse philosophie avait annoncé, sous son règne, l'incrédulité du siècle prochain. C'était Chaulieu, le dernier interprète de cette société des Bernier, des Hesnault, des Ninon, des Saint-Évremont, des Charleval, qui, dans un coin du XVIIe siècle, avait caché le plus hardi scepticisme sous le goût des agréables entretiens et des plaisirs, société qui, parfois, avait inspiré Molière, et qui écoutait les graves commentaires de Gassendi sur l'atomisme d'Épicure. A côté de ce reste de libres penseurs qui avaient, à petit

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