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NOUS PROSPERONS

NOUS prospérons! Qu'importe aux anciens malheu

reux,

Aux hommes nés trop tôt, à qui le sort fut traître,
Qui n'ont fait qu'aspirer, souffrir et disparaître,
Dont même les tombeaux aujourd'hui sonnent creux!
Hélas! leurs descendants ne peuvent rien pour eux,
Car nous n'inventons rien qui les fasse renaître.
Quand je songe à ces morts, le moderne bien-être
Par leur injuste exil m'est rendu douloureux.

La tâche humaine est longue et sa fin décevante:
Des générations la dernière vivante

Seule aura sans tourment tous ses greniers comblés,

Et les premiers auteurs de la glèbe féconde
N'auront pas vu courir sur la face du monde
Le sourire paisible et rassurant des blés.

LE COMPLICE

'AI bon cœur, je ne veux à nul être aucun mal,

J'AI

Mais je retiens ma part des bœufs qu'un autre

assomme,

Et, malgré ma douceur, je suis bien aise en somme
Que le fouet d'un cocher hâte un peu mon cheval.

Je suis juste, et je sens qu'un pauvre est mon égal,
Mais, pendant que je jette une obole à cet homme,
Je m'installe au banquet dont un père économe
S'est donné les longs soins pour mon futur régal.

Je suis probe, mon bien ne doit rien à personne,
Mais j'usurpe le pain qui dans mes blés frissonne,
Héritier, sans labour, des champs fumés de morts.

Ainsi dans le massacre incessant qui m'engraisse,
Par la Nature élu, je fleuris et m'endors,
Comme l'enfant candide et sanglant d'une ogresse.

ALPHONSE DAUDET

AUX PETITS ENFANTS

ENFANTS d'un jour, ô nouveau-nés,
Petites bouches, petits nez,

Petites lèvres demi-closes,

Membres tremblants,

Si frais, si blancs,
Si roses;

Enfants d'un jour, ô nouveau-nés,
Pour le bonheur que vous donnez
A vous voir dormir dans vos langes,
Espoir des nids,
Soyez bénis,

Chers anges!

Pour vos grands yeux effarouchés
Que sous vos draps blancs vous cachez,
Pour vos sourires, vos pleurs même,
Tout ce qu'en vous,

Êtres si doux,

On aime;

Pour tout ce que vous gazouillez,
Soyez bénis, baisés, choyés,
Gais rossignols, blanches fauvettes!

Que d'amoureux

Et que d'heureux

Vous faites!

Lorsque sur vos chauds oreillers,
En souriant vous sommeillez,

Près de vous, tout bas, ô merveille!
Une voix dit :

"Dors, beau petit;
Je veille."

C'est la voix de l'ange gardien;

Dormez, dormez, ne craignez rien;
Rêvez, sous ses ailes de neige:
Le beau jaloux

Vous berce et vous
Protège.

Enfants d'un jour, ô nouveau-nés,
Au paradis, d'où vous venez,
Un léger fil d'or vous rattache.
A ce fil d'or

Tient l'âme encor

Sans tache.

Vous êtes à toute maison

Ce

que la fleur est au gazon,

Ce qu'au ciel est l'étoile blanche,

Ce qu'un peu d'eau

Est au roseau

Qui penche.

Mais vous avez de plus encor

Ce que n'a pas l'étoile d'or

Ce qui manque aux fleurs les plus belles:

Malheur à nous !

Vous avez tous

Des ailes.

L'OISEAU BLEU

'AI dans mon cœur un oiseau bleu,

J'Une charmante créature,

Si mignonne que sa ceinture
N'a pas l'épaisseur d'un cheveu.

Il lui faut du sang pour pâture.
Bien longtemps, je me fis un jeu
De lui donner sa nourriture:
Les petits oiseaux mangent peu.

Mais, sans en rien laisser paraître,
Dans mon cœur il a fait, le traître,
Un trou large comme la main.

Et son bec fin comme une lame,

En continuant son chemin,

M'est entré jusqu'au fond de l'âme !...

HENRI CAZALIS

LA BÊTE

UI donc t'a pu créer, Sphinx étrange, ô Nature!

QUI

Et d'où t'ont pu venir tes sanglants appétits?

C'est pour les dévorer que tu fais tes petits,

Et c'est nous, tes enfants, qui sommes ta pâture:

Que t'importent nos cris, nos larmes et nos fièvres?
Impassible, tranquille, et ton beau front bruni
Par l'âge, tu t'étends à travers l'infini,

Toujours du sang aux pieds et le sourire aux lèvres!

JE

RÉMINISCENCES

A DARWIN.

E sens un monde en moi de confuses pensées, Je sens obscurément que j'ai vécu toujours, Que j'ai longtemps erré dans les forêts passées, Et que la bête encor garde en moi ses amours.

Je sens confusément, l'hiver, quand le soir tombe,
Que jadis, animal ou plante, j'ai souffert,
Lorsque Adonis saignant dormait pâle en sa tombe;
Et mon cœur reverdit, quand tout redevient vert.

Certains jours, en errant dans les forêts natales,
Je ressens dans ma chair les frissons d'autrefois,
Quand, la nuit grandissant les formes végétales,
Sauvage, halluciné, je rampais sous les bois.

Dans le sol primitif nos racines sont prises;
Notre âme, comme un arbre, a grandi lentement;
Ma pensée est un temple aux antiques assises,
Où l'ombre des Dieux morts vient errer par moment.

Quand mon esprit aspire à la pleine lumière,
Je sens tout un passé qui me tient enchaîné;
Je sens rouler en moi l'obscurité première :
La terre était si sombre aux temps où je suis né!

Mon âme a trop dormi dans la nuit maternelle :
Pour monter vers le jour, qu'il m'a fallu d'efforts!
Je voudrais être pur: la honte originelle,
Le vieux sang de la bête est resté dans mon corps.

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