L'HOMME ET LA MER
HOMME libre, toujours tu chériras la mer.
La mer est ton miroir; tu contemples ton âme Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image; Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets: Homme, nul n'a sondé le fond de tes abîmes, O mer, nul ne connaît tes richesses intimes, Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets! Et cependant voilà des siècles innombrables Que vous vous combattez sans pitié ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, O lutteurs éternels, ô frères implacables!
UAND les chênes, à chaque branche,
Poussent leurs feuilles par milliers,
La véronique bleue et blanche Sème les tapis à leurs pieds; Sans haleine, à peine irisée, Ce n'est qu'un reflet de couleur, Pleur d'azur, goutte de rosée, Que l'aurore a changée en fleur.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.
Les violettes sont moins claires, Les bluets moins légers que vous, Les pervenches moins éphémères Et les myosotis moins doux. Le dahlia, non plus la rose, N'imiteront point votre azur; Votre couleur bleue est éclose Simplement comme un amour pur.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
Le papillon bleu vous courtise, L'insecte vous perce le cœur,
D'un coup de bec l'oiseau vous brise, Que guette à son tour l'oiseleur. Rêveurs, amants, race distraite, Vous effeuilleront au hasard, Sans voir votre grâce muette, Ni votre dernier bleu regard.
Douces à voir, ô véroniques! Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
O fleur insaisissable et pure, Saphir dont nul ne sait le prix, Mêlez-vous à la chevelure De celle dont je suis épris;
Pointillez dans la mousseline
De son blanc peignoir entr'ouvert, Et dans la porcelaine fine
Où sa lèvre boit le thé vert.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques Comme des regards amoureux.
Fleurs touchantes du sacrifice, Mortes, vous savez nous guérir; Je vois dans votre humble calice Le ciel entier s'épanouir. O véroniques! sous les chênes Fleurissez pour les simples cœurs Qui, dans les traverses humaines, Vont cherchant les petites fleurs.
Douces à voir, ô véroniques!
Vous ne durez qu'une heure ou deux, Fugitives et sympathiques
Comme des regards amoureux.
'AI deux grands bœufs dans mon étable,
La charrue est en bois d'érable,
L'aiguillon en branche de houx;
C'est par ieur soin qu'on voit la plaine
Verte l'hiver, jaune l'été ;
Ils gagnent dans une semaine
Plus d'argent qu'ils n'en ont coûté.
S'il me fallait les vendre,
J'aimerais mieux me pendre;
J'aime Jeanne ma femme, eh bien! j'aimerais mieux La voir mourir, que voir mourir mes bœufs.
Les voyez-vous, les belles bêtes, Creuser profond et tracer droit, Bravant la pluie et les tempêtes, Qu'il fasse chaud, qu'il fasse froid? Lorsque je fais halte pour boire, Un brouillard sort de leurs naseaux, Et je vois sur leur corne noire Se poser les petits oiseaux.
S'il me fallait les vendre, etc.
Ils sont forts comme un pressoir d'huile, Ils sont doux comme des moutons. Tous les ans on vient de la ville Les marchander dans nos cantons, Pour les mener aux Tuileries, Au mardi gras devant le roi, Et puis les vendre aux boucheries. Je ne veux pas, ils sont à moi.
S'il me fallait les vendre, etc.
Quand notre fille sera grande, Si le fils de notre régent
En mariage la demande,
Je lui promets tout mon argent;
Mais si pour dot il veut qu'on donne
Les grands bœufs blancs, marqués de roux,
Ma fille, laissons la couronne,
Et ramenons les bœufs chez nous.
S'il me fallait les vendre, etc.
LE CHANT DES OUVRIERS
NOUS, dont la lampe, le matin,
Au clairon du coq se rallume; Nous tous, qu'un salaire incertain Ramène avant l'aube à l'enclume; Nous, qui des bras, des pieds, des mains, De tout le corps, luttons sans cesse, Sans abriter nos lendemains
Contre le froid de la vieillesse,
Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous unir pour boire à la ronde, Que le canon se taise ou gronde, Buvons
A l'indépendance du monde !
Nos bras, sans relâche tendus, Aux flots jaloux, au sol avare, Ravissent leurs trésors perdus, Ce qui nourrit et ce qui pare: Perles, diamants et métaux,
Fruit du coteau, grain de la plaine. Pauvres moutons, quels bons manteaux Il se tisse avec notre laine!
Quel fruit tirons-nous des labeurs Qui courbent nos maigres échines ? Où vont les flots de nos sueurs? Nous ne sommes que des machines. Nos Babels montent jusqu'au ciel, La terre nous doit ses merveilles !
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