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tout cela lui était inconnu; et dès-lors il n'avait pas besoin de vers. Son athéisme poétique, spirituellement déduit et appuyé de ses odes, eut assez d'autorité : rien dans les mœurs et l'esprit du temps n'y était opposé. Lui-même avait dit autrefois :

Les vers sont enfans de la lyre;
Il faut les chanter, non les lire:
A peine aujourd'hui les lit-on.

Les raisonnemens de La Motte étaient lus davantage, et le vers pompeux de Rousseau ne suffisait pas à rendre la poésie populaire.

Heureusement un homme de talent, qui faisait peu de vers, se chargea de défendre la poésie, et fut inspiré par elle.

Quoi! de l'ode, dont Polymnie

A ses amans nota les airs,
Il veut abjurer l'harmonie,

Qu'elle doit au charme des vers!
Pindare, Anacréon, Horace
Ont donc abusé le Parnasse

Par leurs immortelles chansons ?
J'entends Malherbe qui soupire
De voir qu'on ose de sa lyrë
Dédaigner les aimables sons.

Savez-vous ce que fit La Motte, pour répon

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COURS DE LITTÉRATURE FRANÇAISE.

dre à cet élégant adversaire? Il mit en prose les strophes de cette ode, soutenant qu'elle n'y perdait rien. Le défenseur de la poésie avait, par une gracieuse image, comparé aux élancemens d'un jet d'eau l'essor que la contrainte du vers donne au talent poétique :

De la contrainte rigoureuse
Où l'esprit semble resserré,
Il reçoit cette force heureuse,
Qui l'élève au plus haut degré.
Telle, dans les canaux pressée,
Avec plus de force élancée,
L'onde s'élève dans les airs;

Et la règle, qui semble austère,

N'est qu'un art plus certain de plaire,
Inséparable des beaux vers.

De La Motte répondit par un petit raisonnement de physique. « Ce ne sont pas les canaux >> seuls qui font que l'eau s'élève, c'est la hau>>teur du lieu d'où elle tombe qui fait la me» sure de son élévation. » La discussion ne devait pas aller plus loin: il était clair La que Motte avait le droit de médire de la poésie, puisqu'il ne la sentait pas.

TROISIÈME LEÇON.

Importance du théâtre dans l'histoire des lettres et des mœurs.-Décadence de la tragédie française, au commencement du XVIIIe siècle. Manlius de Lafosse, comparé à Venise sauvée. Fausse imitation du genre classique: Lagrange-Chancel. — Crébillon n'innove pas, mais exagère. Son Atrée et Thyeste, comparé à celui de Sénèque. — Innovation systématique de La Motte.Son attaque aux unités et à la poésie. Ses tragédies timides et routinières.

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MESSIEURS,

De tous les genres de poésie, le plus instructif pour l'histoire qui nous occupe, celle de l'esprit humain manifesté par les arts, c'est le poème dramatique, soit qu'il exprime les mœurs présentes et familières de la société, soit qu'il invente des fictions tragiques. Là, en effet, le

COURS DE 1827.

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poète est aux prises avec la foule. Ce que les anciens disaient de l'influence souveraine du peuple sur l'orateur se reproduit pour l'auteur du drame, dans nos sociétés sans Forum:

Id sibi negotî poeta tantùm credidit dari
Populo ut placerent, quas fecisset, fabulas,

disait l'élégant Térence, fidèle image d'une so ciété qui se polissait par la victoire et les lettres. Plaire au peuple, voilà l'oeuvre du théâtre. Mais quel fut ce peuple, dans les diverses époques de notre littérature? D'abord, une foule ignorante et confuse qui se pressait aux mystères, puis, la portion la plus curieuse et la plus instruite de ce pays qu'avaient agité les guerres civiles et nobiliaires domptées par Richelieu; puis un roi majestueux, une cour polie, et un public dominé par elle; puis, quelques amateurs d'un art longtemps cultivé, les oisifs d'une grande ville et ces dames de cour qui, du temps de la régence, se plaisaient si fort aux spectacles licencieux de la foire. Long-temps plaisir aristocratique mêlé d'un peu de démocratie, la tragédie était devenue un plaisir. de convention pour des spectateurs blasés de chefs-d'oeuvre; et elle devait se corrompre, ou languir tant qu'il n'y au

rait pas quelque cause de renouvellement social.

Le dix-septième siècle, dans sa durée, avait vu la naissance, les progrès éclatans, plusieurs formes diverses et la décadence de cet art sublime. L'imitation avait succédé au génie; on avait marché dans la même voie, répété la même passion : l'art était devenu lieu commun. Racine lui-même, avec cette liberté d'esprit qu'ont tous les inventeurs, avait conçu quelquefois la tragédie sans amour; mais, comme cette passion était l'âme de sa poésie et figurait dans toutes les pièces de Corneille, elle fut constituée règle du théâtre français. Les autres formes qu'avaient habituellement observées les grands maîtres, l'exposition, les longs et fréquens récits, la dignité mythologique ou du moins antique des personnages, la noblesse soutenue du dialogue devinrent un usage invariable, au nom duquel on les blâmait eux-mêmes, lorsqu'ils s'en étaient écartés par naturel, ou par génie. Et comme la société, moins forte et moins sérieuse que dans le dix-septième siècle, restait paisible sous les mêmes lois, et n'était pas éveillée à des passions nouvelles, elle applaudit au théâtre les faibles imitations des grands modèles. Si parfois un homme de talent, sorti de la

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