Page images
PDF
EPUB

opposé, et pourtant, rien de plus lié que ces deux époques: la grandeur et les abus de la première devaient enfanter l'autre.

Toutefois, messieurs, et c'est le point qui nous occupera d'abord, le passage ne fut pas

soudain et immédiat.

De même que dans l'ordre matériel les altérations les plus profondes s'opèrent par degrés insensibles, ainsi ce prodigieux changement des esprits fut d'abord graduel; mille symptômes l'avaient annoncé; et il se produisit par nuances successives. Les deux époques, si disparates, ont des points où elles se confondent. Chacune d'elles a vu naître des talens mixtes qui ont quelques caractères de l'autre. L'esprit d'inno-, vation, la liberté sceptique qui marqua le dixhuitième siècle avait eu des précurseurs contemporains de Bossuet; et le goût antique des grands écrivains du dix-septième siècle se reproduisit dans quelques hommes épars au milieu d'une société bien différente. Mais ce qu'il importe de retracer, c'est le mouvement général des esprits, et l'influence des grands talens.

Le dix-huitième siècle, dans la chronologie morale, a commencé du jour de la première protestation, d'abord timide et discrète, contre. la splendeur monarchique de Louis XIV, con

tre la domination religieuse de Bossuet, et contre l'autorité classique de l'antiquité, trois choses de nature bien diverse, réunies et assimilées dans l'esprit du dix-septième siècle. En ce sens, il faut dater le dix-huitième siècle de ce fameux Bayle (né en 1647), qui, substituant l'ironie philosophique à l'âpreté sectaire, commença contre la théologie cette guerre de doute et de raillerie, où Voltaire prit toute sa force. Critique, comme Rabelais avait été moraliste, soulevant, remuant ce poids immense de l'érudition philologique, historique, théologique du seizième siècle, et faisant circuler dans cette masse un esprit moqueur et léger, un souffle sceptique qui agite toutes les feuilles poudreuses de ces in-folio, Bayle découvre à nu l'incertitude des faits, la vanité des doctrines, les petitesses du génie, ébranle en se jouant toute certitude, et met en pièces la crédulité et la gloire.

Circonspect envers le pouvoir, mais d'une hardiesse illimitée contre les doctrines, Bayle, assez froid sur l'indépendance politique défendue par ses frères de Hollande, et ne voulant que la liberté philosophique, annonce et caractérise la première école du dix-huitième siècle : anecdotier de l'univers, compilateur et dialec

ticien à la fois, le plus penseur des érudits, son livre, vaste magasin de savoir et d'incrédulité, était tout fait pour dispenser d'études, et fournir d'argumens un siècle ingénieux. Mais l'innovation de Bayle, réfugiée dans un pays de tout temps ennemi de Louis XIV, était étrangère, lointaine, et ne pouvait que par contrecoup influer sur une révolution, dont elle était le plus hardi symptôme.

Le changement des esprits, et l'annonce d'une ère nouvelle, se marqua dans les hommes mêmes qui semblaient continuer le plus scrupuleusement les traditions du siècle de Louis XIV. L'éloquence de la chaire conservait presque son éclat; mais elle commençait à remplacer la foi par la morale, la charité purement religieuse par un esprit de douceur et de justice sociale. Massillon, dans la chapelle de Versailles, parlait de l'élection des rois, et des droits du peuple.

La poésie, affaiblie et pure, suivait encore les leçons de Boileau; mais elle y mêlait le goût des hardiesses étrangères. Le poète élégant et timide, fils du grand Racine, traduisait avec enthousiasme Milton, que Boileau peut-être n'avait jamais entendu nommer.

A l'imitation du sublime religieux se mêlait la licence effrénée des mœurs. Rousseau com

posait à la fois ses psaumes et ses épigrammes, avouant ainsi que le sublime religieux n'était pour lui qu'une forme de style étrangère à l'âme. Mais par là même, dans la pureté savante de ses premières poésies, il marquait déjà la décadence de l'art. Cette décadence était plus sensible encore dans quelques novateurs ingénieux qui s'étaient élevés du vivant même du grand siècle; mais là elle avait sa force, elle était le premier signe d'une transformation, elle indiquait le passage du siècle des arts au siècle

du doute.

En apprenant l'élection de Fontenelle à l'académie, Boileau écrivait d'un ton chagrin : « L'a>> cadémie va de mal en pis. » Fontenelle cependant n'était rien moins que le précurseur de Voltaire. Douteur aussi hardi que fin et timide parleur, cachant sa hardiesse, d'une part sous la science, de l'autre sous la coquetterie de salon, il préludait par l'Histoire des oracles et par les Mondes à toute la philosophie du dix-huième siècle. Avant lui, l'esprit de foi qui caractérise le temps de Louis XIV avait été ébranlé par un écrivain trop dédaigné, Perrault, qui n'eut de talent, il est vrai, que dans les contes de fées, mais dont l'esprit actif et curieux remua beaucoup de questions. Ne l'oublions pas, le croire et le douter ont

chacun une longue série, dont tous les points se touchent, et s'ébranlent à la fois. Quand Perrault, et après lui Lamotte et Terrasson faisaient la guerre aux anciens, ils préparaient la liberté de penser sur des questions plus sérieuses. Ils se trompaient quelquefois lourdement : leur indépendance d'esprit contre Homère n'était que défaut d'imagination, assujettissement aux usages modernes, et impuissance de concevoir cette libre et rude originalité d'un autre temps. Ils faisaient une fausse application de la justesse, prétendant y soumettre tous les mouvemens de la pensée poétique; mais ils exerçaient une précieuse faculté, celle de juger, au lieu de croire.

A côté de ces premiers paradoxes littéraires, faibles commencemens de la grande révolution des esprits, se conservaient encore les anciennes doctrines, l'ancienne manière de penser et d'écrire, et, il faut le dire, la vieille langue dans sa pureté nerveuse, et son tour abondant et simple. Ce n'est pas une vaine question, messieurs, que celle du langage. Il serait curieux de rechercher cette loi des esprits qui veut qu'à certaines époques, le point de maturité d'un idiôme soit arrivé, et qu'à partir de là, on ne rencontre plus ni la même vérité, ni le même naturel ; que la propriété des termes périsse; que

« PreviousContinue »