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» avec un tambour et cinq ou six hommes der>> rière, ou de voir un duel, et l'un des combat>> tans tué avec un ou deux coups d'un mauvais >> fleuret. J'ai observé que dans toutes nos tra» gédies, l'auditoire ne pouvait s'empêcher de » rire, quand les acteurs sont à mourir : c'est >> l'endroit le plus comique de toute la pièce. >> Toutes les passions peuvent être représentées » au naturel sur le théâtre, si, au talent qui les >>> a bien exprimées, l'acteur ajoute une voix ha>> bilement conduite, et des gestes naturels sans >> efforts; mais il y a des actions qui ne peuvent » être imitées dans leur grandeur: mourir, en>> tre autres, est une chose qu'un gladiateur >> romain pouvait seul rendre au naturel sur » la scène, quand, au lieu de l'imiter et de » la jouer, il la faisait réellement. Par ce motif, >> il vaut mieux ne pas la représenter : les pa» roles d'un bon écrivain qui la décrit vivement >> feront sur nous une impression plus profonde » qu'un acteur qui a l'air de tomber mort, de» vant nous. » L'ingénieux interlocuteur félicite encore les poètes français de ne jamais finir les pièces par ces brusques conversions, ces changemens de volonté sans motif, communs au théâtre anglais, et de n'avoir ni scènes superflues, ni personnages inutiles. Enfin, il vante

leurs vers rimés, comme bien préférables aux vers blancs des Anglais.

Néandre avoue sans difficulté ces mérites du théâtre français; mais il les trouve secondaires, extérieurs, beautés de statue et non d'homme. Il reproche à notre tragédie, réformée par le cardinal Richelieu, ces longues harangues introduites, dit-il, pour plaire à la gravité d'un homme d'église. Cinna et Pompée lui paraissent, non des pièces de théâtre, mais des discours sur la raison d'Etat, et Polyeucte une musique d'orgue. Après ces impertinences, il dit des choses assez sensées et cent fois répétées sur les inconvéniens qu'entraîne la rigoureuse observation des unités; et il conclut qu'il est plus aisé d'écrire une pièce française régulière qu'une pièce anglaise irrégulière, comme Fletcher et Shakespeare.

Car notez bien, messieurs, Shakespeare n'était pas encore l'homme à part, unique, incomparable. On le nommait avec Fletcher, et Beaumont, avec Ben Johnson, ce compilateur des anciens, qui compose une tragédie de longs fragmens recousus. Dryden comprit la différence; et il a tracé de Shakespeare, dans ce même dialogue, un portrait, où respire un véritable et judicieux enthousiasme.

« Je commence par Shakespeare, dit-il : c'était >> de tous les modernes, et peut-être de tous les >> anciens poètes, l'homme qui avait l'âme la

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plus vaste et la plus compréhensive. Toutes » les images de la nature lui étaient présentes; >> et il les reproduisait sans effort et par inspi» ration. Quand il décrit quelque chose, vous » faites plus que la voir, vous la sentez. Ceux » qui l'accusent d'avoir manqué d'instruction » lui donnent le plus grand des éloges. Il savait » d'instinct; il n'avait pas besoin des livres, pour » lire la nature; il regardait en dedans, et il la » trouvait là. Je ne puis dire qu'il soit partout » égal à lui-même ; s'il l'était, je lui ferais in» jure de le comparer même aux plus grands » hommes. Il est souvent plat, insipide; sa verve » comique dégénère en grossièreté, son éléva>>tion sérieuse en enflure; mais il est toujours » grand, lorsqu'une grande occasion lui est of » ferte. Personne ne peut dire que Shakespeare, >> trouvant un sujet convenable à son génie, ne » se soit pas élevé au-dessus des autres poètes,

« Quantum lenta solent inter viburna cupressi. »>

Malheureusement Dryden, en raisonnant avec finesse sur les procédés de l'art, et en ad

mirant avec enthousiasme le génie de Shakespeare, ne paraît pas avoir eu le sentiment de ce naturel dramatique, de cette vérité des caractères qui peut se retrouver dans tous les systèmes, dans toutes les formes de composition, et qui anima si souvent l'admirable élégance de Racine, comme elle éclate dans une poésie plus inculte et plus rude. Dryden est un artisan de beaux vers, qui les applique où il peut, sans fortes conceptions, sans émotions profondes; il est dénué de cette imagination qui invente des personnages, ou les ressuscite d'après l'histoire; il allait où l'appelaient les noms sonores et les grandes images, Montézuma, Cortez, la conquête de Grenade, Don Sébastien. Mais toutes les physionomies qu'il met sur la scène sont indistinctes; partout c'est la même abondance de métaphores, les mêmes sentences à fleur d'âme, sans rien qui touche et qui pénètre. Nous croyons cependant que Voltaire, dans son théâtre, a beaucoup profité de ce brillant poète.

Il y a des ressemblances assez marquées entre la pompe de son Alzire, de sa Sémiramis, et ces belles tirades rimées de Dryden, surchar gées d'images élégantes, mais un peu communes. Cette fausse magnificence, cette hardiesse qui n'est que dans le langage, fut pour

le poète français un modèle qui le trompa peutêtre sur l'emploi que son art pouvait faire des richesses, alors nouvelles, de la scène anglaise. Dans Zaïre, dans la Mort de César, il cache parfois, en croyant le corriger, le génie de Shakespeare sous les ornemens de Dryden.

Mais revenons aux tragédies de Dryden, et à la poésie anglaise du temps de Charles II. L'imitation du théâtre français fut complète, hormis deux points: l'exacte observation des règles, et la vérité du pathétique. Les Anglais formèrent, d'après le modèle commun de nos tragédies, ce que Dryden appelle les pièces héroïques, dont le succès, dit-il, était dû tout entier à l'approbation et à l'appui de la cour. Il n'y avait plus la grossière licence de Shakespeare, ni ses anachronismes, ni ses mélanges disparates d'horreur et de bouffonnerie; mais il n'y avait plus de nature, plus de situations fortement tragiques, plus d'invention, plus d'histoire.

Dryden, en particulier, ne paraît pas s'être douté du puissant intérêt qui s'attache à la vérité d'un caractère dessiné d'après les faits; son Cortez est un galant chevalier épris d'une fille de Montézuma, qui soupire pour lui, et offre, dans sa timidité, plusieurs traits de l'lphigénie de Racine. Shakespeare, au lieu d'un tel

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