Page images
PDF
EPUB

prit la qualité dominante de chaque bête: de ces pièces si différentes il composa notre espéce; il fit cet ouvrage qu'on appelle le Petit-Monde. Ainsi ces fables sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous représentent confirme les personnes d'âge avancé dans les connoissances que l'usage leur a données, et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. Comme ces derniers sont nouveau-venus dans le monde, ils n'en connoissent pas encore les habitants; ils ne se connoissent pas eux-mêmes: on ne les doit laisser dans cette ignorance que le moins qu'on peut; il leur faut apprendre ce que c'est qu'un lion, un renard, ainsi du reste, et pourquoi l'on compare quelquefois un homme à ce renard ou à ce lion. C'est à quoi les fables travaillent les premières notions de ces choses proviennent d'elles.

:

J'ai déja passé la longueur ordinaire des préfaces; cependant je n'ai pas encore rendu raison de la conduite de mon ouvrage.

L'apologue est composé de deux parties, dont on peut appeler l'une le corps, l'autre l'ame. Le corps est la fable; l'ame, la moralité. Aristote n'admet dans la fable que les animaux ; il en ex

clut les hommes et les plantes. Cette règle est moins de nécessité que de bienséance, puisque ni Ésope, ni Phedre, ni aucun des fabulistes ne l'a gardée; tout au contraire de la moralité, dont aucun ne se dispense. Que s'il m'est arrivé de le faire, ce n'a été que dans les endroits où elle n'a pu entrer avec grace, et où il est aisé au lecteur de la suppléer. On ne considère en France que ce qui plaît: c'est la grande régle, et, pour ainsi dire, la seule. Je n'ai donc pas cru que ce fût un crime de passer par-dessus les anciennes coutumes, lorsque je ne pouvois les mettre en usage sans leur faire tort. Du temps d'Ésope, la fable étoit contée simplement; la moralité séparée et toujours ensuite. Phédre est venu, qui ne s'est pas assujetti à cet ordre : il embellit la narration, et transporte quelquefois la moralité de la fin au commencement. Quand il seroit nécessaire de lui trouver place, je ne manque à ce précepte que pour en observer un qui n'est pas moins important: c'est Horace qui nous le donne. Cet auteur ne veut pas qu'un écrivain s'opiniâtre contre l'incapacité de son esprit, ni contre celle de sa matière. Jamais, à ce qu'il prétend, un homme qui veut réussir n'en vient jusque-là ; il

abandonne les choses dont il voit bien qu'il ne

sauroit rien faire de bon:

Et quæ

Desperat tractata nitescere posse, relinquit '.

C'est ce que j'ai fait à l'égard de quelques moralités, du succès desquelles je n'ai pas bien espéré.

Il ne reste plus qu'à parler de la vie d'Ésope. Je ne vois presque personne qui ne tienne pour fabuleuse celle que Planude nous a laissée. On s'imagine que cet auteur a voulu donner à son héros un caractère et des aventures qui répondissent à ses fables. Cela m'a paru d'abord spécieux; mais j'ai trouvé à la fin peu de certitude en cette critique. Elle est en partie fondée sur ce qui se passe entre Xantus et Ésope: on y trouve trop de niaiseries. Eh! qui est le sage à qui de pareilles choses n'arrivent point? Toute la vie de Socrate n'a pas été sérieuse. Ce qui me confirme en mon sentiment, c'est que le caractère que Planude donne à Ésope est semblable à celui que Plutarque lui a donné dans son Banquet des

I HORAT., Ars poet., v. 150.

18

PREFACE DE LA FONTAINE.

sept Sages, c'est-à-dire d'un homme subtil, et qui ne laisse rien passer. On me dira que le Banquet des sept Sages est aussi une invention. Iil est aisé de douter de tout: quant à moi, je ne vois pas bien pourquoi Plutarque auroit voulu imposer à la postérité dans ce traité-là, lui qui fait profession d'être véritable par-tout ailleurs, et de conserver à chacun son caractère. Quand cela seroit, je ne saurois que mentir sur la foi d'autrui : me croira-t-on moins que si je m'arrête à la mienne? Car ce que je puis est de composer un tissu de mes conjectures, lequel j'intitulerai Vie dÉsope. Quelque vraisemblable que je le rende, on ne s'y assurera pas; et, fable pour fable, le lecteur préféréra toujours celle de Planude à la mienne.

LA VIE D'ÉSOPE

LE PHRYGIEN.

Nous n'avons rien d'assuré touchant la naissance d'Homère et d'Ésope : à peine même sait-on ce qui leur est arrivé de plus remarquable. C'est de quoi il y a lieu de s'étonner, vu que l'histoire ne rejette pas des choses moins agréables et moins nécessaires que celles-là. Tant de destructeurs de nations, tant de princes sans mérite, ont trouvé des gens qui nous ont appris jusqu'aux moindres particularités de leur vie; et nous ignorons les plus importantes de celles d'Ésope et d'Homère, c'est-à-dire des deux personnages qui ont le mieux mérité des siècles suivants. Car Homère n'est pas seulement le père des dieux, c'est aussi celui des bons poëtes. Quant à Ésope, il me semble qu'on le devoit mettre au nombre des sages dont la Grèce s'est tant vantée,

« PreviousContinue »