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A LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS,

POUR LES VILLAGÉOIS

QUE L'ON EMPÊCHE DE DANSer.

MESSIEURS,

L'OBJET de ma demande est plus important qu'il ne semble; car, bien qu'il ne s'agisse, au vrai, que de danse et d'amusements, comme d'une part ces amusements sont ceux du peuple, et que rien de ce qui le touche ne vous peut être indifférent; que d'autre part, la religion s'y trouve intéressée, ou compromise, pour mieux dire, par un zèle mal entendu, je pense, quelque division qu'il puisse y avoir entre vous, que tous vous jugerez ma requête digne de votre attention.

Je demande qu'il soit permis, comme par le passé, aux habitants d'Azai de danser le dimanche sur la place de leur commune, et que toutes les défenses faites, à cet égard, par le préfet, soient annulées.

Nous y sommes intéressés, nous, gens de Véretz, qui allons aux fêtes d'Azai, comme ceux d'Azai viennent aux nôtres. La distance des deux clochers n'est que d'une demi-lieue environ: nous n'avons point de plus proches ni de meilleurs voisins. Eux ici, nous chez eux, on se traite tour à tour, on se divertit le dimanche, on danse sur la place, après midi, les jours d'été. Après midi viennent les violons et les gendarmes en même temps, sur quoi j'ai deux remarques à faire.

Nous dansons au son du violon; mais ce n'est que depuis une certaine époque. Le violon était réservé jadis aux bals des honnêtes gens. Car d'abord il fut rare en France. Le grand roi fit venir des violons d'Italie, et en eut une compagnie pour faire danser sa cour gravement, noblement, les cavaliers en perruque noire, les dames en vertugadin. Le peuple payait ces violons, mais ne s'en servait pas, dansait peu, quelquefois au son de la musette ou cornemuse, témoin ce refrain: Voici le pèlerin jouant de sa musette; danse Guillot, saute Perrette. Nous, les neveux de ces Guillots et de ces Perrettes, quittant les façons de nos pères, nous dansons au son du violon, comme la cour de Louis-le-Grand. Quand je dis comme, je m'entends; nous ne dansons pas gravementni ne menons, avec nos

femmes, nos maîtresses et nos bâtards. C'est là ma première remarque; l'autre, la voici, Les gendarmes se sont multipliés en France, bien plus encore que les violons, quoique moins nécessaires pour la danse. Nous nous en passerions aux fêtes du village, et à dire vrai, ce n'est pas nous qui les demandons mais le gouvernement est partout aujourd'hui, et cette ubiquité s'étend jusqu'à nos danses, où il ne se fait pas un pas dont le préfet ne veuille être informé, pour en rendre compte au ministre; de savoir à qui tant de soins sont plus déplaisants, plus à charge, et qui en souffre davantage, des gouvernants ou de nous gouvernés, surveillés, c'est une grande question et curieuse, mais que je laisse à part, de peur de me brouiller avec les classes ou de dire quelque mot tendant à je ne sais quoi.

Outre ces danses ordinaires les dimanches et fêtes, il y a ce qu'on nomme l'assemblée une fois l'an, dans chaque commune, qui re çoit à son tour les autres. Grande affluence ce jour-là, grande joie pour les jeunes gens. Les violons n'y font faute, comme vous pouvez eroire. Au premier coup d'archet, on se plaet chacun mène sa prétendue. Autre part on joue à des jeux que n'afferme point le gouvernement: au palet, à la boule, aux quilles,

ce,

Plusieurs, cependant, parlent d'affaires, des marchés se concluent; mainte vache est vendue qui n'avait pu l'être à la foire. Ainsi ces assemblées ne sont pas des rendez-vous de plaisir seulement, mais touchent les intérêts du public et de chacun, et le lieu où elles se tiennent n'est pas non plus indifférent. La place d'Azai semble faite exprès pour cela; située au centre de la commune, en terrain battu, non pavé, par là, propre à toutes sortes de jeux et d'exercices, entourée de boutiques, à portée des hôtelleries, des cabarets; car peu de marchés se font sans boire; peu de contredanses se terminent sans vider quelque pot de bière; nul désordre, jamais l'ombre d'une querelle. C'est l'admiration des Anglais qui nous viennent voir quelquefois, et ne peuvent quasi comprendre que nos fêtes populaires se passent avec tant de tranquillité sans coup de poings comme chez eux, sans meurtres comme en Italie, sans ivres-morts comme en Allemagne.

Le peuple est sage, quoiqu'en disent les notes secrètes. Nous travaillons trop pour avoir temps de penser à mal, et s'il est vrai ce mot ancien, que tout vice naît d'oisiveté, nous devons être exempts de vice, occupés comme nous le sommes six jours de la semaine, sans relâche, et bonne part du sep

tième, chose que blâment quelques-uns. Ils ont raison, et je voudrais que ce jour-là toute besogne cessât; il faudrait, dimanches et fêtes, par tous les villages, s'exercer au tir au maniement des armes, penser aux puissances étrangères qui pensent à nous tous les jours. Ainsi font les Suisses nos voisins, et ainsi devrions-nous faire, pour être gens à nous défendre en cas de noise avec les forts. Car de se fier au ciel et à notre innocence, il vaut bien mieux apprendre la charge en douze temps, et savoir au besoin ajuster un cosaque. Je l'ai dit et le redis; labourer, semer à temps, être aux champs dès le matin, ce n'est pas tout: il faut s'assurer la récolte. Aligne tes plants, mon ami, tu provigneras l'an qui vient, et quelque jour, Dieu aidant, tu feras du bon vin. Mais qui le boira? Rostopschin, situ ne te tiens prêt à le lui disputer. Vous, Messieurs, songez-y, pendant qu'il en est temps; avisez entre vous s'il ne conviendrait pas, vu les circonstances présentes ou imminentes, de vaquer le saint jour du dimanche, sans préjudice de la messe, à des exercices, qu'approuve le Dieu des armées, tels que le pas de charge et les feux de bataillon. Ainsi pourrions-nous employer, avec très grand profit pour l'état, et pour nous, des moments perdus à la danse.

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