Page images
PDF
EPUB

cupe nuit et jour; je fais tout ce que je peux pour la rendre supportable. Je l'aurais voulue merveilleuse, et je crains, avec raison, qu'elle ne soit que bizarre. Le sujet en est beau, mais c'est un fardeau de pierreries et d'or que mes faibles mains n'ont pu porter, et qui tombe à terre en morceaux.

Envoyez-moi, je vous prie, les vers de l'aimable Bernard1, et même le discours satirique de l'abbé Desfontaines à l'Académie. Il faut que j'aie le fiel et le miel du Parnasse.

Continuez-moi votre correspondance ; j'en sens le prix comme celui de votre amitié.

544. A M. THIERIOT.

A Cirey, le 13 janvier.

Vous croirez peut-être, mon cher ami, que je vais me répandre en plaintes et en reproches sur le dernier orage que je viens d'essuyer;

Que je vais accuser et les vents et les eaux,

Et mon pays ingrat, et le garde des sceaux 2.

Non, mon ami; cette nouvelle attaque de la fortune n'a servi qu'à me faire sentir encore mieux, s'il est possible, le prix de mon bonheur. Jamais je n'ai plus éprouvé l'amitié vertueuse d'Émilie ni la vôtre; jamais je n'ai été plus heureux; il ne me manque que de vous voir. Mais c'est à vous à tromper l'absence par des lettres fréquentes, où nos âmes se parlent l'une à l'autre en liberté. J'aime à vous mettre tout mon cœur sur le papier, comme je vous l'ouvrais autrefois dans nos conversations.

Je vais donc me donner le plaisir de répondre, article par article, à votre charmante lettre du 6 janvier. Je commence par la respectable Émilie, a se principium sibi desinet. Elle a été touchée sensiblement de ce que vous lui avez écrit ; elle pense, comme moi, que vous êtes un ami rare, aussi bien qu'un homme d'un goût exquis, et un amateur éclairé de tous les beaux-arts.

1. Description du Hameau, commençant par ces mots :

[blocks in formation]

2. C'est peut-être une imitation de ces vers du Légataire, acte III, scène x :

Et vous aurez pour vous, malgré les envieux,
Et Lisette, et Crispin, et l'enfer, et les dieux.

Nous vous regardons tous deux comme un homme qui excelle dans le premier de tous les talents, celui de la société.

Si vous revoyez les deux chevaliers sans peur et sans reproche, joignez, je vous en prie, votre reconnaissance à la mienne. Je leur ai écrit ; mais il me semble que je ne leur ai pas dit assez avec quelle sensibilité je suis touché de leurs bontés, et combien je suis orgueilleux d'avoir pour mes protecteurs les deux plus vertueux hommes du royaume.

M. Lefranc ne paraît pas au moins le plus modeste. Je vous envoie la copie d'une lettre que j'ai écrite aux comédiens, qui se trouve heureusement servir de contraste à celle pleine d'amour-propre par laquelle il les a probablement révoltés. Au reste, je me défie de mon ouvrage autant que Lefranc est sûr du sien; non pas que je veuille avoir le plaisir d'opposer de la modestie à sa vanité, mais parce que je connais mieux le danger, et que je connais, par expérience, ce que c'est que d'avoir affaire au public.

Je vous supplie de dire à M. d'Argental qu'il faut absolument que la Lettre de M. Algarotti soit imprimée 3. Je ne veux ni rejeter l'honneur qu'il m'a fait, ni le priver du plaisir de sentir le cas que je fais de cet honneur. Il aurait raison d'être piqué si je ne faisais pas servir sa lettre à l'usage auquel il la destine.

Je vous prie de remereier pour moi le vieux bonhomme La Serre1.

J'approuve infiniment la manière dont vous vous conduisez avec les mauvais auteurs. Il n'y a aucun écrivain médiocre qui n'ait de l'esprit, et qui par là ne mérite quelque éloge. Vous avez grande raison de distinguer M. Destouches de la foule : c'est un homme sage dans sa conduite comme dans son style, et que j'honore beaucoup.

Je compte vous envoyer, dans quelque temps, la copie de Samson. Je persiste, jusqu'à nouvel ordre, dans l'opinion qu'il faut, dans nos opéras, servir un peu plus la musique, et éviter les langueurs du récitatif. Il n'y en aura presque point dans Samson, et je crois que le génie d'Orphée-Rameau y sera plus à son aise; mais il faudra obtenir un examinateur raisonnable, qui se souvienne que Samson se joue à l'Opéra, et non en Sor

1. Le bailli de Froulai et le chevalier d'Aidie.

2. Voyez la lettre 529.

3. Sur la tragédie de la Mort de César.

4. Voyez la lettre 339.

bonne. Prêtez-vous donc, je vous prie, à ce nouveau genre d'opéra, et disons avec Horace :

O imitatores servum pecus!

(HOR., liv. I, ép. xix, v. 19.)

Je m'occupe à présent à mettre la dernière main à notre Henriade,

[ocr errors][merged small]

Mes tragédies et mes autres ouvrages ont bien l'air d'être peu de chose. Je voudrais qu'au moins la Henriade pût aller à la postérité, et justifier votre estime et votre amitié pour moi. Je vous embrasse; buvez à ma santé chez Pollion 2.

[blocks in formation]

Aimable philosophe, nous avons reçu votre prose et vos vers: la prose est d'un sage, les vers sont d'un poëte.

Votre style juste et coulant,
Votre raison ferme et polie,
Plaisent tous deux également
A la philosophe Émilie,
Qui joint la force du génie
A la douceur du sentiment.
Entre vous deux assurément
Le ciel mit de la sympathie.
A l'égard de notre Linant,

Il vous approuve, et dort d'autant,
Commence un ouvrage et l'oublie.
Moi, je raisonne et versifie;

Mais non, certes, si doctement

Que votre sage Polymnie.

Voilà de la rimaille qui m'a échappé; venons à la raison, que je n'attraperai peut-être point.

Il est vrai que nous ne pouvons comprendre ni comment la

1. Le Faiseur d'oreilles et le Raccommodeur de moules, liv. II des Contes de La Fontaine, v. 47.

2. Ce nom désigne La Popelinière; voyez la lettre 570.

3. Voyez la lettre 547.

matière pense, ni comment un être pensant est uni à la matière. Mais de ces deux choses également incompréhensibles, il faut que l'une soit vraie, comme, de la divisibilité ou de l'indivisibilité de la matière, il faut que l'une ou l'autre soit, quoique ni l'une ni l'autre ne soient compréhensibles. Ainsi la création et l'éternité de la matière sont inintelligibles; et cependant il faut que l'une des deux soit admise.

Pour savoir si la matière pense ou non, nous n'avons point de règle fixe qui nous puisse conduire à une démonstration, comme en géométrie; cette vérité: « Entre deux points la ligne droite est la plus courte,» mène à toutes les démonstrations. Mais nous avons des probabilités; il s'agit donc de savoir ce qui est le plus probable. L'axiome le plus raisonnable, en fait de physique, est celui-ci : « Les mêmes effets doivent être attribués à la même cause. » Or les mêmes effets se voient dans les bêtes et dans les hommes : donc la même cause les anime. Les bêtes sentent et pensent à un certain point, elles ont des idées; les hommes n'ont au-dessus d'elles qu'une plus grande combinaison d'idées, un plus grand magasin. Le plus et le moins ne changent point l'espèce donc, etc. Or personne ne s'avise de donner une âme immortelle à une puce; il n'en faudra donc point donner à l'éléphant ni au singe, ni à mon valet champenois1, ni à un bailli de village, qui a un peu plus d'instinct que mon valet ; enfin ni à vous, ni à Émilie.

La pensée et le sentiment ne sont pas essentiels, sans doute, à la matière, comme l'impénétrabilité. Mais le mouvement, la gravitation, la végétation, la vie, ne lui sont pas essentiels, et personne n'imaginerait ces qualités dans la matière si on ne s'en était pas convaincu par l'expérience.

Il est donc très-probable que la nature a donné des pensées à des cerveaux, comme la végétation à des arbres; que nous pensons par le cerveau, de même que nous marchons avec le pied, et qu'il faut dire comme Lucrèce :

Primum, animum dico, mentem quem sæpe vocamus,

In quo consilium vitæ, regimenque locatum est,
Esse hominis partem nihilominus ac manus et pes.
(Liv. III, v, 94.)

Voilà, je crois, ce que notre raison nous ferait penser, si la foi divine ne nous assurait pas du contraire; c'est ce que pensait. Locke, et ce qu'il n'a pas osé dire.

1. Céran.

De plus, quand même cette analogie des animaux ne serait pas une extrême probabilité, le frustra per plura quod potest per pauciora est encore une excellente raison. Or le chemin est bien plus court de faire penser un cerveau que de fourrer dans un cerveau je ne sais quel être dont nous n'avons aucune idée. Cet être qui croît et décroît avec nos sens, a bien la mine d'être un sixième sens; et, si ce n'était notre divine religion, je serais tenté de le croire ainsi.

Je trouve très-mauvais que vous parliez de Newton comme d'un faiseur de systèmes; il n'en a fait aucun. Il a découvert, dans la matière, des propriétés incontestables, démontrées par les expériences. Il est aussi certain que les forces centripètes agissent sur tous les corps, sans aucune matière intermédiaire, qu'il est certain que l'air pèse. Il est aussi sûr que la lumière se réfléchit dans le vide, par la force de l'attraction, c'est-à-dire par les forces centripètes, qu'il est sûr que les rayons de la lumière se brisent dans l'eau.

Je vous en dirais davantage, mais j'ai une tragédie qui me presse. Lefranc m'a volé mon sujet et toutes mes situations; il s'est hâté de bâtir sur mon fonds, et est allé proposer son vol aux comédiens. C'est voler sur l'autel. Adieu; mille tendres compliments à Cideville. Émilie vous en fait beaucoup.

[blocks in formation]

Je vous avais écrit, mon cher Cideville, une lettre qui n'était que longue, en réponse à votre épître charmante, où vous aviez mis cette jolie épitaphe. Je vous avais envoyé mon épitaphe aussi; et, en vérité, ce style funéraire convenait bien mieux à moi chétif, toujours faible, toujours languissant, qu'à vous, robuste héros de l'amour, qui vivrez longtemps pour lui, et qui ferez l'épitaphe de trente ou quarante passions nouvelles, avant qu'il soit question de graver la vôtre. Voici celle que je m'étais faite :

Voltaire a terminé son sort,
Et ce sort fut digne d'envie:
Il fut aimé jusqu'à la mort
De Cideville et d'Émilie.

Comme je vous écrivais ce petit quatrain tendre, on entra dans ma chambre, on vit la lettre, et on la brûla. Je vous écris

« PreviousContinue »