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Déjà, sous son impulsion, des conférences agricoles se donnent dans plusieurs parties de la province, des clubs s'organisent et plusieurs journaux spéciaux ont été fondés dans l'intérêt exclusif de l'agriculture. On ne saurait trop encourager ces publications et en signaler l'importance, car, ce sont ces puissants moteurs de l'opinion publique, qui ont surtout accéléré le progrès agricole en France, en Angleterre et aux Etats-Unis. Aussi, un de nos principaux éleveurs nous avouait récemment que c'était au moyen seul des livres et journaux agricoles, qu'il était parvenu à améliorer sa culture, connaître les meilleures espèces de bétail pour l'élevage, comprendre l'importance des engrais et atteindre une richesse relative, tandis que ses voisins, ne pouvant expliquer cet étonnant contraste, continuaient à voir le vide se faire dans leur caisse.

M. le Dr. LaRue a parfaitement compris la nécessité de l'instruction agricole et c'est en vue de la populariser qu'il a publié son manuel d'agriculture. Ce n'est pas une œuvre de science théorique qu'il a voulu faire. Non. Son petit traité que nous avons entendu louer par des hommes compétents, sauf quelques réserves, s'adresse surtout aux élèves des écoles élémentaires. L'auteur a voulu vulgariser les notions les plus certaines de l'agronomie et inspirer à l'étudiant le goût de développer plus tard ses connaissances. Ce livre est dépouillé de tous les termes techniques qui hérissaient autrefois certains journaux et livres agricoles répandus en ce pays. Et sa rédaction claire et méthodique sera à la portée des intelligences les plus bornées.

M. le Dr. LaRue est l'un de ces citoyens intelligents et laborieux dont les efforts éclairés tendent aux progrès de leurs nationaux et à leur prospérité. C'est avec le concours de nombre d'hommes de son talent et de son patriotisme, qu'on pourrait espérer une véritable révolution matérielle dans notre pays.

JOSEPH TASSÉ.

FRANCOISE.

I

Ceux dont la mémoire n'est pas absolument obstruée-ou dé blayée par les folles transformations du nouveau Paris, se souviennent peut-être d'un magasin d'une assez modeste apparence qui occupait il y a douze ans, l'angle des rues Bourdaloue et Saint-Lazare. Ce magasin dont l'enseigne violette-A la Pelote Grise-défiant les injures du vent et de la pluie, était tenu par les deux Demoiselles Champlain, qui avaient fini de se rendre populaires dans le quart ie, par cela même qu'elles offraient un frappant contraste avec le genre et l'esprit parisiens.

Célestine et Brigitte Champlain, d'origine et de familles bressannes, arrivées à Paris sous la Restauration, semblaient n'avoir jamais été jeunes. A ne considérer que leur figure, on les eût prises pour jumelles, tant il y avait de similitude dans leurs airs de tête, leur profil en bec à corbin, leurs petits yeux verts, leur front bas, strictement dessiné par un tour de cheveux bruns, leur nez crochu, leurs lèvres et leur teint mortifié. Mais elles différaient par la taille. Brigitte était bossue, Célestine droite, longue, menue et sèche comme un bambou. Leur caractère s'accordait admirablement avec cette collection d'agréments extérieurs. Elles possédaient au complet tous les défauts généralement attribués aux vieilles filles : humeur revêche, parcimonie liardeuse, penchant à médire de leur prochain, goût des minuties, génie tatillon, sourde colère contre toute velléité de plaisir, toute image de beauté, de jeunesse et de grâce. Elles se seraient fait battre pour une éguillée de fil, et

auraient veillé bien avant dans la nuit pour éclaircir une erreur de 10 centimes dans les comptes de la journée.

Avec tout cela, les demoiselles Champlain avaient une excellente clientèle et faisaient de très-bonnes affaires. Elles réussissaient par leurs travers, leurs tics et leurs manies, comme d'autres échouent par leurs qualités; on riait sous cape des marchandes, mais on affluait dans le magasin. Leur commerce, très-borné d'abord, s'était étendu peu à peu à toutes les variétés de l'article Paris, et elles avaient offert à leurs pratiques la primeur de ces bijoux bressans qui étaient alors une véritable rareté. Leurs défauts se rachetaient d'ailleurs par une activité que l'âge ne ralentissait pas, une probité rigide et ombrageuse que leur avarice rendait plus méritoire, et une vertu farouche que leur laideur préservait de tout danger. "Je vais chez les demoiselles Champlain afin d'être sûre de n'être pas trompée."-Cette phrase, souvent répétée par les ménagères du voisinage, était devenue proverbiale. En outre, les deux sœurs, sans perdre un moment de vue les détails de la vente, étaient passablement bavardes. Les commérages des rues environnantes venaient aboutir à leur magasin par une sorte d'attraction magnétique; tout en s'amusant de leurs bizarreries, on était pas fâché, après avoir discuté son emplette, de se renseigner un peu sur les infortunes conjugales de l'épicier, les visites reçues par la petite dame du troisième, ou les ambitions artistiques de la fille du concierge, élève du Conservatoire.

Jusqu'à 1854, les demoiselles Champlain, malgré le double progrès de leurs affaires et de leurs années, s'étaient obtinément passées de fille de boutique et de servante. Elles suffisaient à tout, grâce à ces habitudes laborieuses qu'apportent à Paris les émigrants des pays pauvres et rudes. Elles ne paraissaient pas encore disposées à se départir de ce régime économique, quand tout à coup leurs clients les plus avancés dans leur confiance apprirent une nouvelle étonnante. Célestine et Brigitte Champlain attendaient, d'un jour à l'autre, une nièce au second ou troisième degré, Françoise Machard, qui leur arrivait de Marboz, leur pays natal, pour s'occuper du ménage, faire les commissions et répondre aux chalands. Non pas qu'elles eussent besoin d'aide! C'était, disaient-elles, pure charité de leur part. Leur cousin Simon, père de Françoise, était chargé de famille; il avait éprouvé des malheurs, et il fallait bien se secou rir entre parent !...

Mais l'étonnement des habitués de la Pelote grise n'eut plus de bornes lorsqu'ils virent enfin cette nièce, que, d'après le caractère, la structure et la physionomie des demoiselles Champlain, ils s'étaient figurée faite à leur image. Françoise avait dix huit ans ; elle était si jolie, ou plutôt si belle, elle répandait dans cette sombre et froide boutique un tel parfum de jeunesse, que, si l'apre

honnêteté de ses tantes n'eût été à l'abri de tout soupçon, le Parisien né malin aurait pu leur attribuer une secrète envie d'exploiter au profit de leur magasin un genre d'attrait qu'on n'y avait jamais rencontré. L'artiste le plus amoureux d'idéal n'aurait pas choisi d'autre modèle pour peindre sur un pur visage toutes les grâces printannières, un délicieux mélange de douceur, de fierté et de fraîcheur virginales. Françoise avait des mains et des pieds d'enfant, une taille élégante et souple, de grands yeux bleus dont le regard trahissait des trésors d'émotion et d'innocence, un teint dont on devinait la blancheur délicate sous une légère couche de hâle. On eût vainement cherché le moindre trait de ressemblance entre cette tête charmante et les figures renfrognées des deux vieilles mercières; il était impossible de les voir ensemble sans songer aussitôt à une colombe dans un nid de chouettes, à une rose dans une touffe de chardons.

Hélas! cet étonnement et ce contraste ne furent ressentis par personne plus vivement que par les principales intéressées. Absentes de Marboz depuis plus de trente ans, elles ne savaient presque rien de ce qui s'y était passé depuis leur départ. Elles avaient vaguement appris que Simon Machard, leur cousin, restait veuf avec cinq ou six enfants; que son veuvage, aggravé par son inconduite, lui avait porté malheur; enfin, qu'ayant eu la malencontreuse idée de se charger d'un relai de poste au moment même où s'achevaient les grandes lignes de chemin fer, il était à peu près ruiné. C'est alors qu'il songea à ses cousines de Paris, dont la fortune, lui disait-on, suivait une marche diamétralement contraire à la sienne. On lui conseilla de recourir à elles, de leur proposer sa fille aînée, qui ne pouvait manquer de leur être utile, et leur épargnerait bien des fatigues.-Qui sait? ajoutaient les officieux; les demoiselles Champlain n'ont pas d'autre parent; Françoise a la chance de devenir un jour leur associée et plus tard leur héritière.

Simon Machard, croisé de paysan et de maquignon, et fort rusé quand il n'avait pas bu, mena très-habilement cette négociation, qui dura trois mois. Il ne laissa deviner de sa détresse présente que tout juste ce qu'il en fallait pour apitoyer les âmes charitables sans éveiller les méfiances. Avec cet instinct quasi divinatoire qui fait de certains villageois, dans le cercle étroit de leurs intérêts, des diplomates consommés, il comprit ce qu'il voulait dire et ce qu'il fallait cacher. Parmi les qualités de sa fille, il eut soin de ne mettre en avant que celles qui devaient répondre aux exigences de ses futures patronnes: sobriété, santé, activité, diligence, économie, propreté; Françoise était bonne à tout; le cœur à l'ou

vrage, des doigts de fée, une aptitude incroyable à tous les détails d'achat et de vente; elle excellait dans les travaux d'aiguille, entendait merveilleusement le ménage, et mettait au besoin main à la cuisine; levée avant le jour; avant huit heures du matin ses petites sœurs lavées et habillées, le déjeuner prêt, la maison balayée de haut en bas; bref, un trésor, dont il ne se séparait qu'avec un chagrin et par excès d'abnégation paternelle. Il se garda bien d'apprendre à ses cousines que Françoise était à ravir ou à effrayer; qu'elle avait eu des temps meilleurs, passé deux ans au couvent des Trinitaires de Bourg; qu'elle savait un peu de musique, beaucoup d'orthographe, et possédait une jolie voix. De toute son édu cation littéraire-très-succincte d'ailleurs-il ne révéla qu'un point essentiel ses succès en arithmétique depuis l'addition jusqu'aux livres en parties doubles.

D'après ce portrait, qu'il était permis de croire flatté, les demoiselles Champlain s'étaient imaginé qu'elles allaient voir arriver une bonne grosse montagnarde, aux joues et aux mains rouges, à la fois niaise et positive, qu'elles pétriraient comme cire molle et qui accepterait d'emblée leurs idées, leurs leçons et leur joug. Jugez de leur stupéfaction, je dirai presque de leur fureur, quand Françoise, un beau soir, descendue de l'omnibus du chemin de fer avec son léger bagage, ouvrit la porte vitrée du magasin, et, les bras étendus, le sourire aux lèvres, le cœur palpitant, s'élança vers elles en disant: -C'est moi, mes chères tantes, moi, Françoise, votre nièce et votre servante, demandant à vous aimer, si vous le voulez bien ! Leur premier mouvement fut de la repousser; pourtant elles se ravisèrent; mais, en se laissant embrasser, elles échangèrent un regard aigu et froid qui réduisait à sa juste valeur cette concession forcée.

-Quelle délurée ! grommela Célestine.

-Quelle mijaurée ! murmura Brigitte !

A l'instant même, la pauvre enfant se sentit séparée par un mur de glace de ces vieilles filles à qui elle apportait affection, confiance et bonne volonté. Son cœur se referma et ne se rouvrit plus.

Nos mauvais sentiments ne sont jamais pires que lorsqu'ils peuveut se donner le change et dissimuler un vice sous une étiquette de vertu. Du premier coup, les demoiselles Champlain détestèrent Françoise, comme le hibou déteste le soleil ; mais elles ne s'avouèrent pas cette haine instinctive et la déguisèrent en cas de conscience. L'idée d'avoir sur les bras cette belle créature, d'être obligées d'exercer sur elle surveillance de tous les moments, et cela dans un quartier plein d'artistes, de viveurs et de femmes équivoques, au milieu d'une population vouée à la galanterie, à l'agiotage

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