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SCENES DE LA VIE CANADIENNE

(Suite et fin.)

IV

LE JACK-LIGHT.

Le nom de Toby Harving avait éveillé une certaine inquiétude dans l'esprit de M. Blumenbach, et Johanna, visiblement troublée, ne songeait plus ni à la pêche, ni aux vers de Wendswortk. Sir Henri dut fermer le livre. Au désappointement d'une partie manquée se joignait l'appréhension de voir le maître flotteur apparaître un matin, plein de colère et animé par le désir de la vengeance, On replia les lignes; la collation se fit vite et sans appétit et l'on reprit le chemin de l'habitation. Le reste de la journée se passa assez tristement. Un souvenir menaçant s'était glissé comme un hôte importun dans le petit salon du planteur, et il régna jusqu'au soir un silence auquel l'heure du thé vint heureusement mettre fin. Quand la lampe fut allumée, Johanna pria son père de chanter avec elle une ballade allemande d'un rhythme rapide, puis une romance plus tendre, puis un air du Freyschütz, enfin le cœur des chasseurs du même opéra, dans lequel sir Henri fit sa partie. Il y a dans l'accentuation anglaise quelque chose de guttural et d'étrange qui donne toujours un peu envie de rire à ceux qui l'entendent. M. Blumenbach et sa fille eurent peine à garder le sérieux pendant que sir Henri chantait, et cet excès d'hilarité fit une heureuse diversion à la tristesse qui pesait sur eux.

-Eh bien ! dit bravement sir Henri, vous voilà en belle humeur tous les deux; j'en suis ravi!...Ce chœur, auquel j'ai eu l'imprudence de me mêler, m'a transporté dans les sombres défilés où le chasseur allemand prépare sa balle enchantée, et il m'est venu une idée qui en vaut bien une autre.

-Laquelle ? demanda la jeune fille.

-Laissez-moi le temps d'achever, miss Johanna: nous sommes, nous aussi, de francs tireurs, el pourtant nous n'avons pas pratiqué tous les genres de chasse au jack-light,' et je vous le propose.

-Une chasse au jack-light! interrompit Johanna, mais cela doit avoir lieu la nuit ?

-Sans doute, répondit sir Henri; et en l'endroit le plus profondément obscur que nous pouvons trouver...C'est une chasse fantastique comme celle du Freyschütz.

-La nuit !...répéta la jeune fille.

-La nuit répliqua sir Henri. Avez-vous peur des fantômes? -Non, dit Johanna; mais la nuit appartient au génie du mal... -Eh bien ! reprit Sir Henri en s'approchant d'elle, nous aurons contre ce génie redoutable deux armes efficaces, la présence d'un ange et...nos fusils.

Telle est la puissance d'un compliment sur le cœur inexpérimenté d'une jeune fille que ces paroles banales suffirent à éloigner les craintes que ressentait Johanna. La jeune fille ne rêva plus que l'exécution immédiate de cette partie de chasse au flambeau. Dès le lendemain soir,le vieux Bill fut chagé de préparer deux bateaux, l'un destiné à porter le jack, l'autre réservé au chasseur. La journée avait été chaude et sombre; quand la nuit vint, il n'y avait aucune étoile au firmament. L'obscurité la plus profonde régnait sur les eaux. M. Blumenbach et sa fille prirent place sur la première de ces deux barques et près d'eux s'assit Bill, qui remplissait les fonctions de rameur; dans le second bateau s'assit sir Henri, accomgné d'un Canadien habile à manier l'aviron. Pendant plus d'une heure, les embarcations descendirent le courant côte à côte: il s'agissait de choisir un lieu hanté par les chevreuils.

-Eh bien miss Johanna, dit sir Henri, trouvez-vous donc les ténèbres si effrayantes?...

-On! non, répliqua la jeune fille; je me sens si bien accompagnée... J'ai mon père à mes côtés...

—Et le vieux Bill, qui est si brave !... Je ne sais rien de plus charmant que de descendre paisiblement à minuit le cours d'une rivière profonde et doucement rapide comme celle-ci !

1 Chasse à la lanterne, ou, comme l'appellent les Canadiens français, chasse au flambeau.

C'est vraiment délicieux, reprit la jeune fille. N'est-ce pas mon père? Voyez donc ces mouches à feu qui se croisent autour de nous comme des étincelles ! c'est ravissant...Quelle bonne idée vous avez eue là, sir Henri...

-Avouez-le, miss Johanna, répliqua sir Henri, il y a de belles choses sur cette terre canadienne, et vous ne vous en doutiez pas !... C'est que pour les comprendre et les goûter, il faut venir d'un pays où l'imprévu a cessé d'exister.

-Quelle sérénité dans ces forêts pleines de ténèbres quel mystère sous ces dômes sombres! ajouta-t-elle à demi voix. Pour la première fois je comprends, moi aussi, les splendeurs d'une nuit d'été dans la solitude.

-Quand ces forêts auront cessé de couvrir le sol qui les a vues naître, dit à son tour sir Henri, quand il n'y aura plus ici que des champs, des récoltes, des maisons, des routes, des vergers, comme en Angleterre, et de hautes cheminées dont les vapeurs salissent l'horizon, il se trouvera peut-être des poètes pour chanter les beautés de la solitude, et ce sera du milieu des bruits incessants d'une cité laborieuse que leurs chants s'élèveront!... L'homme est fait: il dédaigne ce qu'il a et regrette ce qu'il n'a plus...Mais nous, tâchons de ne pas oublier le présent, et songeons à notre chasse nocturne. Puis. s'adressant à Bill:-Cessez de ramer, lui dit-il; vous allez maintenant rebrousser chemin et remonter le courant en faisant le moins de bruit que vous pourrez. Je vous suivrai à distance avec mon bateau, et si je fais feu, vous arrêtez... c'est entendu!... Surtout du silence, miss Johanna !

Sir Henri alluma le jack, fixé à la prone du bateau que montaient Johanna et son père; aussitôt le vieux Bill Taissa tout doucement tomber dans l'eau ses deux rames, et il s'éloigna. Le jack brillait comme un phare. Des milliers de moucherons, de moustiques et de papillons de nuit l'entouraient de manière à lui donner l'apparence du soleil vu à travers un voile de nuages. Les deux barques, éloignées l'une de l'autre d'environ cinquante pas, s'avançaient lentement sur les eaux limpides du Saint-John, couvertes toutes les deux par les ombres que projetaient les arbres de la foret. Toutà-coup Bill cessa d'agiter ses avirons.

-Eh bien ! qu'y a-t-il ? demanda tout bas M. Blumenbach...
-Il y a...quelque chos, repondit Bill.

-Quelque chose? dit sir Henri, qui faisait ramer en avant pour connaître la cause de ce temps d'arrêt. Quoi done?

-Quelque chose ou quelqu'un sur mon honneur, dit à demivoix le vieux serviteur; j'ai de bons yeux, monsieur -O mon Dieu! s'écria la jeune fille.

-Allons donc, miss Johanna, repartit sir Henri; vous, si brave, vous auriez peur...Tous ces pourparlers peuvent nous faire manquer l'heure propice : Ramez, Bill!

Le vieux serviteur se mit à ramer avec une précaution que la défiance augmentait encore, et le jack refléta de nouveau sa lumière dans le pur cristal des eaux. Sir Henri, appuyé sur la proue du second bateau, regardait avec attention les deux bords de la rivière. Il lui sembla voir passer une ombre, qui s'enfonçait sous les arbres et marchait le long de la rive; mais comme il s'efforçait de distinguer si cette ombre était celle d'un homme ou d'un quadrupède, il aperçut un peu plus loin la silhouette d'un chevreuil qui se tenait debout, dans l'eau jusqu'aux genoux, la tête allongée : l'animal contemplait le jack-light avec tant d'étonnement et de plaisir, qu'il semblait fasciné par cette lumière errante. Sir Henri eut tout le temps d'épauler solidement sa carabine et d'ajuster le chevreuil. Le coup partit; la pauvre bête, frappée à la tête, fit un bond, s'élança hors de l'eau et essaya de fuir vers la forêt.

-A terre, à terre! dit vivement sir Henri à l'homme qui conduison bateau... Puis, sautant dans la rivière, assez basse en cette endroit, il s'élança sur les pas du chevreuil, qui se débattait au milieu d'un hallier.

-Je le tiens! s'écria-t-il d'une voix triomphante, en saisissant l'animal par sa ramure... Miss Johanna, je le tiens!

-Voilà qui est au mieux, dit M. Blumenbach; nous n'avons plus qu'à rentrer maintenant.

-Déjà, mon père ? demanda Johanna.

-Que ferions-nous ici plus longtemps? Le coup de fusil a épouvanté les chevreuils à trois milles à la ronde; il n'y a plus d'espoir d'en voir reparaître un seul d'ici à demain... Sais-tu qu'il est deux heures du matin !-Tandis que M. Blumenbach mettait le pouce sur le ressort de sa montre pour la faire sonner, un cri étrange retentit du côté où s'était fait entendre la voix de sir Henri. -Mon père ! dit Johanna en saisissant le bras de celui-ci. -Peut-être le cri d'un lynx ou le miaulement d'un chat sauvage; il y des bruits si extraordinaires la nuit dans ces forêts...Holà ! sir Henri voulez-vous que l'on vous aide à rapporter votre gibier? ... C'est singulier, murmura M. Biumenbach, qui se enchait vers le rivage, il n'a pas répondu...

-Chut! fit Johanna; je crois entendre des pas dans les herbes sèches... Bill, sautez à terre; mon vieux Bill, allez voir ce qui se passe par là... Mon père, si nous allions aussi !... Bill prendrait la lanterne et nous éclairerait...

- Reste ma fille, j'irai seul !...

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