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- Mon Dieu, madame, dit-il un peu confus et embarrassé, j'ai parlé trop légèrement. Et, pour sortir du mauvais pas où mon étourderie m'a engagé, votre insistance ne me laisse pas d'autre alternative que de commettre une action répréhensible... Je m'exécute, et je vous supplie d'être persuadée que je cède uniquement à la crainte de vous déplaire. La menace était superflue. Ne suis-je pas le plus soumis de vos esclaves? Vous me permettrez au moins d'implorer votre pitié pour un vaincu qui se rend à discrétion. Le secret que je vais vous livrer ne m'appartient pas. Voulez-vous bien me promettre de ne pas l'ébruiter? car je m'aperçois, ce que je n'aurais jamais cru, qu'il a été jusqu'ici très-bien gardé.

Eh bien, quel est ce fameux secret ?

-Je devais supposer qu'Otto Sauvage était connu de vous, par ce que, comme moi, il vient ici de temps en temps, et parce qu'il m'a parlé de vous, madame, en termes qui me prouvent à quel point il apprécie votre esprit élevé et le charme de votre conver sation.

-Je n'y comprends plus rien, dit Julienne.

-Otto Sauvage est un pseudonyme sous lequel s'abrite votre voisin, M. le vicomte de Berlerault.

Mon voisin !... Otto Sauvage! balbutia-t-elle stupéfaite.

- Oui, madame, et Dieu sait que je ne doutais pas que vous ne fussiez depuis longtemps renseignée à cet égard.

Je l'ignorais absolument. Mais êtes-vous bien sûr de ne pas vous tromper?

-Je connais Otto, c'est-à-dire M. de Berlerault, depuis plus de dix ans. Nous avons été, lui et moi, de vingt à vingt cinq ans, ce qu'on appelle des amis intimes. A cette époque, au lieu d'être ce qu'il est aujourd'hui, sombre et misanthrope,il aimait le mouvement et le bruit, il adorait le monde, où on le recherchait, et il écrivait les ouvrages que vous lisez. Lorsqu'il est rentré à Val-Rouvray, où j'étais moi aussi métamorphosé par la politique, il m'a supplié de ne pas trahir son incognito. Il me l'a demandé en termes tels que j'ai compris combien ne pas se prêter à ses idées serait lui causer d'affliction réelle, et je lui ai promis de ne jamais révéler la célébrité qui se cache sous son nom actuel. Je viens de manquer, pour la première fois, à ma parole, et j'en aurais des regrets mortels, si je n'étais convaincu que ce secret est aussi bien dans vos mains quedans les miennes.

Julienne, pensive, n'écoutait plus; toute à sa surprise, quoiqu'elle fit, sa pensée se reportait toujours à l'entretien qu'elle avait eu un soir avec son voisin et où il avait été longuement question du romancier. M. de Couturier aurait inévitablement remarqué l'effet

sur elle de sa révélation, si la scène se fut prolongée quelques minutes encore. La jeune femme était assise devant son chevalet, le député, debout derrière elle, jouait avec sa cravache, à la faveur de cette postion, elle put dissimuler le trouble évident que trahit une subite et indiscrète rougeur. La Providence, en outre, vint à son secours en lui envoyant une diversion qui détourna son

attention et celle de M. de Couturier.

Presqu'au même moment on entendit retentir le galop d'un cheval à très peu de distance, et M. de Malefroy se précipita dans l'atelier son bouquet à la main. Afin de rétablir l'équilibre rompu entre ses deux adorateurs, elle tendit sa main au nouveau venu, qui y y imprima triomphalement ses lèvres. Jamais pareille faveur ne leur avait été accordée encore ni à l'un ni à l'autre. Quoique ainsi dédommagé, on se figure aisément de quel il il regarda son rival. Julienne déploya tant de tact que bientôt tous les trois rirent franchement de l'aventure.

La tentative de M. de Couturier eut les conséquences de toutes les insurrections qui échouent, elle provoqua des mesures coercitives. Madame Simon saisit cette occasion pour déclarer de nouveau qu'elle n'entendait pas que les visites donnassent lieu à des interprétations méchantes, ni que surtout aucun d'eux se crût autorisé à abuser de l'hospitalité qu'elle accordait. En conséquence, elle leur notifia qu'à l'avenir le premier arrivé à sa porte attendrait l'autre, et que sous aucun prétexte, elle ne favoriserait un tête-àtête. Cette nouvelle charte fut octroyée très-gentiment, mais le sérieux perçait si bien sous la gracieuseté souriante de la souveraine que ses deux sujets s'inclinèrent en silence. Ils réclamèrent au bout d'un instant et n'insistèrent pas, parce que Julienne, après les avoir écoutés répondit que leurs objections étaient fondées, qu'elle ne se reconnaissait aucun droit sur eux et que son règlement était un criant abus de pouvoir. Ils avaient toute liberté de ne s'y pas soumettre et de protester en s'abstenant de revenir chez elle.

M. de Couturier se hâta de changer de sujet de conversation. En sa qualité d'homme politique, il prévoyait sans doute quelque rigueur nouvelle s'ils ne s'empressaient d'acquiescer à tout. Il parla d'une question qui le préoccupaait infiniment plus que la cloche et le clocher.

On était à la veille du renouvellement partiel des conseils généraux. Ce n'était pas qu'il redoutât un échec pour sa candidature: il savait bien que la quasi-unanimité des suffrages lui était acquise à l'avance. Son principal souci était d'évincer de l'assemblée départementale un de ses collègues qui y siégeait depuis une trentaine

d'années, dont l'influence, bien que plus restreinte, balançait la sienne dans le canton, et qui lui avait toujours été sourdement hostile. C'était le père de Madeleine.

Le marquis de Cerfbryant n'avait aucune valeur politique, mais c'était un beau nom et un drapeau. Autour de ce vaillant champion de la vieille opinion légitimiste se groupaient les mécontents, ceux qui, sans être des ennemis du gouvernement, n'en supportaient la forme que faute de mieux et uniquement en vue du maintien de l'ordre; ceux que l'alliance italienne et les emprunts faits au territoire pontifical avaient déjà désaffectionnés, et enfin ceux, de jour en jour plus nombreux, qui, par jalousie, étaient bien aises de réagir contre M. de Couturier au moyen d'un fantôme d'opposition. Ce n'est pas impunément qu'un homme s'élève et parvient en peu de temps, comme le baron, à être l'autocrate, le vice-roi d'un département-c'est ainsi que, par ironie, on le désignait quelquefois à Val-Rouvray.-Il avoit soulevé sous ses pas un énorme nuage de cette poussière qui ternit tout, et qu'engendrent les rayons du soleil.

Assurément il était animé d'excellentes intentions: son obligeance, des plus rares et depuis dix ans tout à fait désintéressée, était mise à contribution avec un entrain général, sans discrétion; enfin jamais le pays n'avait eu un député s'inquiétant à ce point non-seulement de ses intérêts, mais encore et surtout des besoins particuliers de chacun. Ce qu'il fit accorder de débits de tabacs, de bureaux de poste, d'indemnités, d'allocations, d'encouragements, de primes, de secours, ce qu'il distribua de sa propre bourse au plus humble malheureux qui recourait à lui, sans jamais rebuter personne, fut immense. Beaucoup cependant ne lui savaient aucun gré de ses services, comme s'il n'eût fait, en agissant ainsi, que remplir son devoir. Mais c'est le sort de tous ceux qui pratiquent le bien. La reconnaissance est un lourd fardeau dont on se décharge avec empressement au premier symptôme de lassitude.

Ces sentiments aigre doux ne germaient, il est juste de le constater, que dans le cœur de ceux qui appartenaient à la classe aisée. La faveur populaire était, au contraire, acquise sans restriction à M. de Couturier. Là était le plus gros grief de ses collègues au conseil général, et même des plus éclairés de ses électeurs. L'engouement dont il était l'objet les offusquait, parce qu'ils sentaient que, voulussent-ils lui refuser leur coopération, le député se passerait fort bien d'eux. C'est pourquoi M. de Cerfbryant se trouvait, sans l'avoir cherché, à la tête d'un parti.

La résistance, plutôt que l'opposition systématique mais non avouée de ce parti, n'avait rien de redoutable; cependant ses rangs

grossissaient, et le danger était surtout dans l'influence des membres qui le composaient. On n'y comptait que des propriétaires riches, honnêtes, dont les opinions, également éloignées des doctrines extrêmes, ralliaient chaque jour de nouveaux adhérents. Le pire était que, sous ces apparences débonnaires et sans couleur polique, se cachait la prétention tacite de combattre M. de Couturier pour le supplanter plus tard, sous prétexte qu'il était un étranger. Rien de plus naturel que le député eût à cœur d'entraver la formation de cette coterie, encore dans les langes, et de la désorganiser en la privant de son chef. Malgré son autorité dans le pays, il hésitait à agir, arrêté par des difficultés d'une nature très-délicate. D'autre part, il ne se souciait pas de s'aventurer avant d'être certain de la réussite; car le prestige dont le succès entoure les puissants disparaît au premier revers, et il redoutait de s'amoindrir inutilement. Lutter contre M. de Cerfbryant dans la bataille électorale n'eût servi de rien le marquis était aussi sûr de ses électeurs que M. de Couturier des siens. Il fallait l'attaquer sur un autre terrain que celui du suffrage universel, déplacer au besoin la question, arriver enfin à ce résultat considérable que ce personnage consentît à se désister. Autre contre-temps: il tenait beaucoup à son siége de conseiller général.

M. de Couturier avait imaginé une combinaison, M. de Malefroy en était la cheville ouvrière. Le député s'ingéniait pour tâcher de faire de lui un ambitieux et de le lancer dans les affaires publiques. Influent par son nom et par sa fortune, jeune et très-considéré, il réunissait des chances exceptionnelles d'être agréé par la majorité des électeurs. Malgré la différence des âges, il était très-lié avec M. de Cerfbryant. Qu'il déployât un peu d'adresse, il parviendrait certainement à lui persuader de se retirer et de l'appuyer pour être son successeur. M. de Malefroy consentait à se mettre sur les rangs, advenant une vacance, mais il refusait de tenter aucune démarche auprès de son ami. Et même sa candidature était subordonnée à la retraite du marquis, obtenue sans sa participation directe ou indirecte. Leurs discussions à cet égard tournaient dans un cercle inflexible et n'aboutissaient à rien. Quoi qu'il en soit, M. de Couturier, enchanté de son idée, avec la ténacité d'un homme qui veut réussir, revenait toujours à son thème favori, ne désespérant pas encore d'une solution favorable.

Il dit en riant que ses affaires iraient bien mieux si une main de femme, une main fine et légère comme celle de Julienne s'employait à débrouiller cet écheveau.

Cette conversation n'était pas de celles que goûtent les femmes, quoiqu'elle fût émaillée de galantes allusions, de réparties spiri

tuelles et de gais propos. Il y avait au fond trop de sérieux pratique. Julienne ne s'y mêlait pas et ne la détourna point, parce qu'elle la servait en occupant assez ses deux visiteurs pour qu'ils en fissent seuls tous les frais. Distraite elle-même bien contre son gré, car elle faisait tout son possible pour secouer des pensées dont elle était obsédée, elle pouvait, à sa faveur, dérober son trouble persistant, et elle paraissait absorbée par la peinture. Toujours assise en face du chevalet, elle appliquait sur le tableau auquel elle travaillait des touches dont la vigueur inégale répondait plutôt à son état d'irritation nerveuse qu'aux besoins de la perspective.

Une femme qui n'écoute pas entend quand il lui plaît, de même qu'elle voit sans regarder. La dernière saillie de M. de Couturier n'échappa point à madame Simon. Elle se la rappela bientôt, dans une circonstance dont il sera parlé plus loin. Mais, à ce moment. là, elle était loin de se douter qu'un rôle lui serait jamais réservé dans cette comédie du grand répertoire.

La visite de MM. de Couturier et de Malefroy, qui ne se prolongea pas au delà du terme habituel, lui sembla interminable. A leur départ, qu'elle aurait provoqué si elle l'eût osé, elle se coucha dans le hamac et bientôt fut envahie par une armée de réflexions qui, comme ces objets disparates qu'un escamoteur extrait d'un chapeau, avaient une seule et même source: la révélation relative à son voisin. Cette révélation l'avait tellement impressionnée par sa soudaineté inattendue et par d'autres causes dont le chapitre Iv de cette histoire contient tout au long l'énumération, qu'elle ne se familiarisait pas avec l'idée que ce fût une réalité hors de doute.

C'est qu'un implacable souvenir lui retraçait ce que peu de temps auparavant, quelques jours seulement, elle avait dit d'Otto Sauvage à M. de Berlerault, qui avait tout écouté sans dévoiler son incognito, et ses belles joues s'empourpraient de confusion.. Elle regrettait alors et l'intérêt impatient qu'elle avait manifesté, et bien des choses qu'elle n'aurait pas dites si elle avait su qui était devant elle. Avoir été en relations avec cet homme et ne l'avoir pas soupçonné, elle qui aurait soutenu avec confiance la gageure de le reconnaître partout à ces signes mystérieux dont l'âme marque ses sympathies ou ses répugnances! S'ètre méprise à ce point n'était rien auprès du reste. Que devait-il penser d'elle ? Quelles conséquences ce terrible romancier n'allait-il pas tirer de l'admiration qu'elle avait si naïvement exprimée? Ce n'était pas tout. Comment le recevrait-elle maintenant? Ce secret qu'elle avait promis de garder, en serait-elle maîtresse devant lui? Elle savait bien que non. Le revoir lui paraissait une épreuve terrible,

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