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Il souleva le couvercle d'une marmite et, de l'air le plus sérieux: du monde, en dégusta le contenu. Puis il se fit donner une assiette, y versa le bouillon et en retira les débris de légumes qui s'y trouvaient.

Comme il se retournait, il aperçut la jeune femme sur le seuil de la porte.

-Est-ce bien, ce que vous faites là? dit-elle d'un air de doux reproche. Au lieu de vous reposer, vous essayez de joindre à vos fonctions celles de cuisinier.

- C'est pour mes clients seuls que j'exerce cet art-là. Je laisse les gens bien portants aux soins de l'hôtesse, qui saura bien montrer son talent sans que je me mêle de gâter ses sauces. Notre malade dort-elle !

-Elle vient de s'éveiller à l'instant; et déjà elle vous a demandé. Un contentement profond se peignit sur le visage de la petite fille lorsqu'elle aperçut son ami. Elle prit le bouillon qu'il lui présentait, non qu'elle eût faim, mais parce qu'elle voulait lui faire plaisir. Puis elle l'écouta fort attentivement lui parler des poissons qu'il avait vus danser sur le lac, et de la manière dont il les prendrait quand elle pourrait marcher pour venir avec lui. Mais bientôt ses yeux se fermèrent à demi et sa tête retomba sur l'oreiller.

-Ayez bon courage, dit Everard à la jeune femme, nous-marchons lentement, mais chaque pas est un progrès. La nourrice aura soin de renouveler la glace à mesure qu'elle fondra. Maintenant venez, le déjeuner nous attend.

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-Non. Votre pouls est inégal, sl faut absolument que vous changiez d'air pendant une heure, nous n'avons pas besoin d'une seconde malade. Quand nous aurons fini, nous reviendrons prendre la place de la bonne.

Deux couverts étaient dressés devant la maison, contre la fenê tre, près de laquelle l'enfant reposait. L'hôtesse servit un plat de friture, auquel succéda un poulet rôti. Les convives échangèrent. à peine une parole. Chacun d'eux suivait le cours de ses pensées. De temps à autre cependant, Everard exigeait que la jeune femmemangeât les morceaux découpés sur son assiette.

-Je vous en voudrois si vous ne mangiez pas, disait-il gaiement car c'est moi-même qui ai réglé le menu. Nous passons, nous autres médecins, pour des gourmets émérites; avouez que, sur ce point, je n'ai pas nui à la réputation de la Faculté... Allons, voilà encore que vous prêtez l'oreille, vous croyez entendre du bruit dans la chambre de votre fille. Non, non, tenez vous tranquille; notre

jeune princesse fait sa méridienne le plus consciencieusement du monde.

Un sourire de remercîment se dessina sur le visage de la jeune femme; mais il fût aussitôt voilé par des larmes prêtes à jaillir.

- Pardonnez-moi, les idées riantes me blessent encore, j'ai été trop ébranlée, la tempête a été si rude, et le sol n'a pas cessé de trembler sous mes pas. Demain je serai plus forte.

Everard comprit qu'une plus grande insistance blesserait cette âme endolorie. Il se tut, et ses regards se reportèrent vers le lac sur lequel pesait la lourde atmosphère de midi.

Une cigale chantait dans le petit jardin derrière la maison, l'aubergiste ronflait sur son banc, les vagues clapotaient contre les canots, et la garde fredonnait à l'enfant une complainte dont l'air l'avait souvent endormie quand elle était encore au berceau.

Cette journée dont le commencement avait été si calme, se termina pour la petite malade dans une grande agitation. La fièvre revint avec violence, l'enfant ne cessait pas de gémir, et l'on eut beaucoup de peine à la maintenir dans son lit.

Everard ne la quitta pas une minute.

A la brune seulement, il sortit pour fumer un cigare en se promenant autour de la maison; chaque fois qu'il passait devant la fenêtre, il adressait à la mère une parole d'encouragement. Dans la soirée, comme il se trouvait seul près d'elle, il lui dit tout à coup:

-Quelle ressemblance frappante entre vous et votre fille ! Tout à l'heure, quand vous étiez penchée sur elle, et que je la voyais avec l'expression sérieuse et pensive que donne la mlaadie, lever les yeux vers vous, j'étais tenté de vous prendre pour deux sœurs. Dans dix ans, elle sera votre vivante image.

-Elle ne me ressemble qu'à l'intérieur, répondit la jeune femme. Au moral, elle tient de son père; elle a sa droiture, sa force de caractère, son dévouement, et parfois même je m'étonne d'une si parfaite conformité dans un âge si tendre. Il me semble voir revivre en elle mon mari.

-On n'a pas besoin de vous connaître depuis longtemps pour s'apercevoir que ces qualités-là ne vous manquent pas non plus. Elle secoua la tête.

-Je parais plus courageuse que je le suis, à cause de ma timidité, qui m'empêche de laisser paraître ce que j'éprouve. Quand vous êtes arrivés ici, j'étais désespérée, brisée d'angoisse et de douleur. Mais je n'osais rien en dire, le son de mes propres paroles m'épouvantait. Mon mari, au contraire, avait la force de regarder

en face les choses les plus terribles; l'enfant est de même: comme lui, elle est capable de tous les sacrifices.

-Et vous donc ? pendant ces jours d'épreuve, vous êtes-vous épargnée ?

-Cela n'est-il pas naturel chez une mère? Peut-on appeler sacrifice une action si simple? Pour montrer véritablement de l'abnégation, il m'a fallu souvent réfléchir et prendre sur moi; chez ma fille, il en est tout autrement; bien que l'enfance soit, d'habitude, l'âge de l'égoïsme, je pourrais vous citer une foule de traits qui parfois m'on inquiétée; je m'effrayais de la trouver si précoce. Hélas! mes pressentiments n'étaient que trop fondés peutêtre.

Everard parut ne pas avoir entendu ces dernières paroles.

Vous avez sans doute un portrait de votre mari, dit-il. Voulezvous me le montrer?

Elle prit une chaîne de Venise qu'elle portait au cou, ouvrit le médaillon qui s'y trouvait suspendu et le lui tendit. Il considéra la miniature pendant quelques minutes.

— Etait-ce un mariage d'inclination? demanda-t-il enfin.

- Pas précisément. J'étais fort jeune, quand il me fut présenté; avant lui, aucun homme n'avait fait impression sur moi. Deux mois plus tard, je l'épousai sans avoir eu le temps de me rendre compte des sentiments qu'il m'inspirait. Je ne pus l'apprécier pleinement que pendant la durée trop courte de notre union, et je ne sentis la force de mon attachement que quand je l'eus perdu.

Éverard s'était levé et se promenait dans la chambre. Sesregards s'arrêtèrent sur un livre, qui était tombé du sac de voyage. C'étaient les Poésies de Lenau. En l'ouvrant il lut le nom de Lucile, celui de la jeune femme sans doute, écrit sur la première page.

- Est-ce que vous aimez cet écrivain? s'écria-t-il.

-Je ne sais vraiment s'il m'attire ou s'il me repousse. Il m'est impossible de distinguer s'il est sincère ou si les sentiments qu'il exprime sont affectés. Il a beaucoup souffert. Mais on croirait qu'il s'étudie à tenir ses blessures ouvertes, qu'il se plait à les étaler devant le lecteur. Pourquoi ai-je emporté ce livre ? je m'en souviens à peine; peut-être pour me consoler.

Vous consoler, ce poëte du découragement.

-Eh, mon Dieu, oui. Le malheureux est devenu fou. Lorsque je pense à cette fin affreuse, le sort de mon mari me semble moins cruel. Quelle belle mort il a eue, jeune, aimé de tous, combattant comme un héros ! Et je conserve en moi son image radieuse, elle n'est ni défigurée par les souffrances, ni foudroyé par la folie. Je

n'imagine rien de plus terrible que de voir un être chéri privé de la raison. N'est-ce pas aussi à vos yeux le malheur le plus épouvantable?

Une ombre passa sur le front d'Éverard.

-Oui, n'est-ce pas, répliqua-t-il avec un amer sourire, si votre mari avait été frappé d'une maladie mentale incurable, vous auriez souhaité pour lui la mort?

Dispensez-moi de répondre. Il me serait trop pénible de dire ce que je pense, et je ne sais pas mentir.

-Tant mieux, murmura-t-il.

Quelques minutes après il quittait la chambre.

A une heure du matin, il entra pour demander à la jeune mère de lui céder sa place. Il y avait dans ses manières une sorte d'as-' cendant qu'elle subit sans résistance. Le lendemain, quand Lucile s'éveilla, la nourrice était assise près du lit de l'enfant; Éverard s'était étendu sur un matelas dans la salle à manger, mais il avait gardé ses vêtements afin de pouvoir accourir au moindre appel.

ÉMILE JONVEAUX.

(A continuer.)

CHRONIQUE DU MOIS.

Drôle de temps que nous avons : chaleur équinoxiale, orages fréquents, aquilons soudains, température variée, c'est à n'y plus croire! Heureux les mortels qui ont quitté nos trottoirs brûlants pour aller prendre leurs ébats sur l'herbette des champs, à l'ombre de l'ormeau des prairies. Il fait bon, à cette époque, entendre la feuille trembler au souffle de la brise, voir l'hirondelle agile apporter à son petit nid le vermisseau grouillant, et, quand le soleil s'éteint, sentir la fraîche haleine des bois, entendre l'écho du soir dans la montagne et la plainte du merle dans le vallon. N'enviez pas nos soucis et vivez heureux dans vos paisibles campagnes, laboureurs fortunés; la nature sans frais a décoré vos parcs et l'air pur ne vous coûte rien, les oiseaux vous font de gracieux concerts.

..Mais la brise m'apporte en ce moment de mélodieux accords. J'y pense... c'est aujourd'hui mercredi. Je me dirige au JardinViger, où les amateurs viennent les mercredis et les vendredis entendre une belle musique militaire. Aux arbres touffus se balancent des lanternes chinoises qui jettent sur les avenues couvertes de piétons des demi-couleurs variées, des groupes causent assis sur les rustiques siéges des allées, les autres circulent en cadence, c'est comme un jour de fête où se confondent le gandin musqué et l'ouvrier modeste. J'aime ces jouissances qu'on n'achète pas et qu'on voit partager par l'honnête artisan qui en a plus besoin que nous. On se retire content, sans remord d'avoir goûté un plaisir qui retranche l'obole du malheureux. Je respire à l'ombre de ce palmier naturalisé, et je pense à ma chronique.

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