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et droit. Il n'a rien changé à ses habitudes. Ce n'est pas sans une certaine affliction qu'il a vu l'envahissement chez lui des idées modernes; mais M. de Malefroy s'est fait tout pardonner en lui offrant, lors de la naissance de son fils aîné (il en a maintenant deux autres), de relever au profit de cet enfant le nom de Cerfbryant, tombé en quenouille. Le marquis a accepté avec enthousiasme. La nomination de M. de Malefroy au conseil général eut lieu sans contestation. C'est aujourd'hui un grand propriétaire, qui serait fort influent s'il voulait s'occuper de politique. Il préfère mener la vie patriarcale de gentilhomme campagnard, donnant le bon exemple à ses fermiers et s'occupant d'eux.

Bardeau n'a pas cessé d'être un habile homme, et il a le talent de diriger on ne peut mieux sa modeste barque. Il est en passe de devenir un personnage. Mais, avant tout, il faut dire que, grâce à M. de Couturier, qui est plus que jamais la providence du pays, Val-Rouvray a maintenant un maire et un curé. Quand on a formé le conseil municipal, Bardeau, porté par le parti clérical, a été sur le point d'être nommé. Sa candidature était si sérieuse, que M. de Berlerault dut lui faire entendre qu'il lui fallait ajourner toute velléité d'ambition à l'époque où, n'étant plus en condition, il serait tout à fait indépendant. C'est que, voilà le hic, le digne Bardeau commençait à ne plus se croire en condiction. En effet, tout naturellement, madame Simon a suivi son mari dans l'habitation voisine de celle où elle demeurait autrefois. Pour ne pas se défaire de la sienne, elle y a laissé son jardinier en qualité de régisseur et d'intendant. Bardeau alors, marié, père de famille dans le sens du droit romain, car il a un gros garçon, étant seul dans la maison, où personne ne vient plus, avait fini par s'imaginer qu'il en était le propriétaire. Il a cédé et consenti à se désister; mais il ne renonce pas pour cela à toute espérance. Il cultive le jardin avec un grand amour, le guigne, et suppose, non sans raison peut-être, qu'un jour toute la maisonnette sera bien à lui. Agarithe n'a pas voulu abandonner Julienne; elle le dit encore, et déjà le pense moins. C'est la faute de son mariage et des devoirs que lui impose la maternité. Elle habite, à proprement parler, chez elle avec son mari, et ne paraît chez madame de Berlerault qu'aux heures où son service l'y appelle. Le moment viendra, qui n'est probablement pas loin, où, par la force des choses, elle sera obligée de rester chez elle. Laissez venir son second enfant; les soins de son propre intérieur l'absorberont, et elle renoncera forcément à son métier de femme de chambre. Julienne voit cela avec peine; mais quand elle se séparera d'une femme qui la sert depuis son enfance, qui a été pour elle comme une mère et qu'elle affectionne, elle songera

avant tout à lui témoigner sa gratitude, et lui fera cadeau de ce petit domaine de Val-Rouvray qui lui est inutile. C'est ce que Bardeau pressent avec son prodigieux sens pratique. Aussi, comment ne se réjouirait il pas d'avoir épousé une femme qui, si elle a quelques années de plus que lui, est bonne ménagère, cuisinière excellente, et enfin est une riche héritière en expectative ? Il l'adore.

Lorsqu'il aura la maisonnette, il ne se contentera plus d'être membre du conseil municipal, il briguera la mairie, ni plus ni moins, pour avoir une belle écharpe tricolore autour de son ventre qui aura grossi, et, du haut du banc d'œuvre, pouvoir regarder en face, d'égal à égal, les plus huppés du village.

M. de Couturier n'est pas marié, non plus que Carina. Ils ne se sont pas parlé depuis la dernière entrevue qu'ils ont eue sous les chênes de l'avenue, mais ils se voient souvent, de loin, il est vrai. Pour peu qu'on passe quelques jours à Paris et qu'on y fréquente les endroits qu'affectionne le monde élégant, il est bien difficile qu'on n'aperçoive pas miss Mudlett, attendu qu'elle est très en vue. Le député ne s'était pas trompé en lui disant que, grâce à ses talents, elle n'avait besoin de personne pour parvenir; elle confirme de point en point ce pronostic.

En quittant M. de Berlerault, elle s'en fut tout droit à Paris, seul théâtre qui lui convint, et bientôt eut une excellente place. Il ne s'agissait plus d'une éducation, mais d'être la compagne d'une jeune fille de seize ans, idiote, appartenant à une très grande famille, et qui ayant perdu sa mère, habitait seule avec son père. Ce dernier, le prince de..., a un peu plus de soixante ans ; il est colossa. lement riche, et très-connu dans la bohême galante. On doit penser que l'emploi de demoiselle de compagnie de sa fille est très-productif, car voici ce qui arriva à miss Mudlett. Au bout de deux ans, oncles, tantes, cousins, cousines à tous les degrés (et ils ont des ramifications infinies dans le faubourg), firent l'impossible pour déloger Carina de l'hôtel. Il paraît que le prince était lui-même déjà plus d'à moitié fou, parce qu'il était amoureux de miss Carina qui, étant très-vertueuse, voulait être princesse ou rien. Qui sait jusqu'où les choses seraient allées sans cette inqualifiable persécution ?

Dans ces délicates circonstances, elle se conduisit avec une noblesse et une dignité qui démontrèrent qu'elle n'était nullement intrigante, comme on l'insinuait. Ce fut elle qui, la première, déclara qu'elle résignait ses fonctions, puisqu'on l'appréciait si mal. Elle le prit de très-haut, lorsqu'on se permit de lui offrir une compensation pécuniaire, déclina toutes les propositions, et se retira en emportant seulement ce qui lui appartenait. On n'a pas de préten

tions plus modestes. Son déménagement fut un peu plus compliqué qu'à son départ de Val-Rouvray : il fallut plus de deux jours pour tout enlever. Au surplus, ce ne sont pas là des cancans; ce qui lui appartenait ne resta un mystère pour personne, attendu que, comme sa position de fortune ne lui permettait pas de conserver tant de belles choses, on les vendit aux enchères trois semaines plus tardC'était une assez jolie vengeance qu'elle envoyait à la famille, car le scandale ne fut pas mince. On se l'expliquera, si l'on considère que le mobilier de la chambre à coucher valait à lui seul plus de cent mille francs! Il est vrai que les tentures étaient de soie violette rehaussée d'admirables broderies noires: un chef-d'œuvre ! Les bijoux étaient à profusion, d'une richesse sans pareille. Cette vente posa immédiatement Carina, et la mit d'uu seul coup à la mode dans ce Paris qui est un grand enfant. D'un jour à l'autre elle fut célèbre, d'autant plus que le bruit se répandit qu'elle avait eu l'habileté d'amasser tout cela sans se départir d'une sagesse exemplaire (ce qui était vrai), et qu'elle avait refusé le titre de princesse (ce qui était faux). Elle supporte sa gloire avec le cynisme d'une vertu effrontée.

Nous n'avons rien dit encore de M. et de madame de Berlerault. C'est que le bonheur ne se raconte pas. Depuis quatre ans qu'ils sont mariés, ils n'ont encore eu, ni l'un ni l'autre, une seule occasion de se repentir. Voulez-vous savoir quelle influence Julienne a prise sur son mari, qui s'est remis à écrire? Lisez le roman qu'il a publié l'année dernière. Ce ne sera pas difficile; ce livre a eu assez de retentissement: il est dans toutes les mains. Remarquez surtout les quelques lignes qui terminent le volume; elles sont la conclusion naturelle de celui-ci, et nous n'aurions garde d'y rien changer:

"Il faut plaindre ceux qui, accusant la vie de leur propre erreur, "en viennent à la considérer comme un don funeste, et semblent (6 ignorer qu'elle ne promet rien. Gagner le pain de chaque jour à "la sueur de leur front, n'est-ce pas l'unique héritage des enfants "d'Adam? Les épreuves douloureuses sont ici-bas notre lot. Si la "terre a d'aimables surprises, c'est pour qui ne les rêve ni ne les "attend et se contente de peu. Cependant, lancés à la poursuite "du bonheur, combien parmi nous savent le distinguer de l'appa rence trompeuse contre laquelle se brisent sans cesse nos illu"sions? Le véritable est en nous, et le seul durable est celui dont "les racines pénètrent au fond de notre cœur à travers des plaies. "mal cicatrisées, ou qu'ont fécondé les larmes!"

G. DE PARSEVAL-DESCHÊNES.

DROITS POLITIQUES DES JUIFS EN CANADA.

Il est peu de pays où les Juifs n'aient pas eu de mauvais jours à traverser. Nombreux étaient les peuples qui regardaient les Israélites comme une nation déchue et marquée du sceau de l'ignominie par Celui que les enfants de Lévi immolèrent sur le Golgotha. Il leur semblait qu'ils ne méritaient que les plus mauvais traitements, ou ils les fuyaient comme s'ils eussent craint de se souiller à leur contact.

Chez certaines nations, les Juifs ont longtemps subi le servage le plus odieux. Ils ont même pendant longtemps été bannis des pays les plus civilisés, mais ils parvinrent à se faire rappeler en payant à prix d'or leurs persécuteurs. En Europe, au temps des croisades surtout, ils se virent obligés de payer des sommes énormes pour acheter le droit de vivre et de commercer. En Allemagne, ils étaient la propriété des empereurs et des seigneurs qui les grèvaient de contributions, les vendaient comme des esclaves ou les mettaient en gage à volonté.

Heureusement que le sort des Juifs a été adouci depuis le commencement du siècle, bien qu'ils soient encore exclus de quelques États de l'Europe.

Dans quelques pays, ils sont frappés de certaines incapacités civiles; dans d'autres, leur émancipation politique est complète. Aussi, est-ce vers les pays qui ont inauguré pour eux le règne de la liberté, que ce peuple épars ça et là dans le monde, et si bien symbolisé par la légende du Juif Errant, va se réfugier de préférence. Qu'il suffise de citer les Etats-Unis où la population juive est de plusieurs millions et où la constitution lui garantit tous les droits des sujets américains.

L'Angleterre n'a accordé que graduellement aux Juifs les droits politiques qu'ils réclamaient depuis tant d'années. Le palais de Westminster a été depuis 1830 le théâtre de bien d'orageuses discussions, durant lesquelles d'éloquents défenseurs des Juifs ont demandé la suppression des incapacités oppressives qui les frappaient. La première fois que le célèbre Macaulay éleva la parole dans la Chambre des Communes d'Angleterre, ce fut pour réclamer ce grand acte de justice politique en leur faveur.

Bien des années s'écoulèrent avant que les hommes d'état anglais se concertèrent pour décider l'émancipation politique des Juifs, et on n'a pas oublié les débats virulents qu'occasionna si souvent l'élection du Baron Rotschild, de Londres, qui persistait à se faire ré-élire, en dépit de la loi qu'on lui opposait comme une barrière infranchissable.

Ce ne fut qu'en 1858, après tant de fatiguantes controverses, qu'on se décida à ouvrir les portes du parlement aux Juifs. Les enfants de cette ancienne race, dit May, ont jusqu'ici rarement profité de la faculté qu'on leur avait accordé d'entrer au parlement; mais leur fortune, leur situation, leur capacité et leur caractère attestent amplement leurs droits à prendre place dans la législature.

En Canada, les discussions relatives aux droits politiques des Juifs dans notre Parlement remontent presque au berceau de la première assemblée législative du pays. Dès 1808, elles commencèrent à passionner la Chambre d'Assemblée du Bas-Canada et donnèrent lieu à plus d'une collision entre cette branche de la législature et le gouverneur Craig. Le débat se poursuivit de concert avec celui qui donna lieu à l'expulsion des Juifs et remplit de longues séances de l'assemblée législative.

Mais ces discussions violentes eurent probablement pour effet d'accélérer la déclaration de l'émancipation politique des Juifs. Aussi, plusieurs années après l'expulsion du Juif Hart, alors que le calme s'était fait dans les esprits, les représentations des Israélites furent bienveillamment écoutées, et on s'empressa de leur rendre justice et de leur conférer par l'acte proclamé en 1832 toutes les libertés civiles, politiques et religieuses des citoyens de ce pays. C'est pour rappeler cet émouvant épisode parlementaire qu'ont été écrites les pages suivantes 1 qui, comme tout ce qui se rattache à l'histoire du pays, ne peuvent manquer d'avoir leur intérêt et leur utilité.

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1 Mon excellent ami M. Sulte a bien voulu, sur demande, faire suivre cette étude d'une chronique, qui fait ressortir plus d'un personnage ou d'un fait mentionnés dans cette esquisse historique, et leur donne souvent un intérêt piquant. Le lecteur bénéficiera de ce bon office et ce travail n'en sera que plus complet, -(Nole de l'Auteur.)

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