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bas, c'est à présent ma vie. Mais ne me plains pas, car mon supplice m'est cher. Aie seulement pitié de moi, le jour où un de ces regards aura détruit, sans retour, l'illusion du rêve qui m'enchante !..."

M. de Berlerault avait parlé d'une voix mal assurée, qui s'était insensiblement attendrie. On peut bien dire qu'il ne lisait pas; son regard était ailleurs que sur la lettre. D'ailleurs, le jour s'était plus d'aux trois quarts évanoui sous le bosquet. On arrivait à ce moment de la journée où, après que le soleil s'est couché au fond du ciel sans nuages, la lumière en s'éteignant peu à peu se voile d'ombres insaisissables. Un recueillement, calme et majestueux, s'étend sur toute la nature, qui se prépare au repos de la nuit. C'est l'heure où les visages, baignés d'une lueur indécise, n'apparaissent plus que confus, comine les objets reflétés par une glace qu'a rongée l'humidité. On en aperçoit les contours flottants, on ne distingue plus les traits; on se voit à peine; on se suit des yeux cependant. Les confidences craintives montent doucement aux lèvres, et, avant de se révéler, comme un oiseau qui essaye ses ailes, volète sans s'éloigner du nid, balbutient des mots inachevés. C'est aussi l'heure où le cœur s'ouvre, semblable à ces fleurs qui ne s'épanouissent qu'au crépuscule; l'heure des bruits épars dans la campagne, des murmures qui glissent en frôlant les buissons, des paroles discrètes qui s'insinuent doucement dans l'oreille en même temps que les sons lointains de la cloche de l'Angelus.

Assis tout auprès de Julienne, la touchant presque, mais séparé d'elle par l'opacité naissante, M. de Berlerault avait on ne peut mieux choisi le moment pour confier en tremblant toute sa vie aux périlleux hasards d'une déclaration. Madame Simon l'écoutait avec un trouble impossible à analyser. Il y entrait du plaisir autant que de l'angoisse. Chacune des paroles qu'elle recueillait avidement était comme une flèche aiguë qui, en pénétrant en elle, lui causait une vive douleur. Cette flèche était lancée avec tant de vigueur et de précision, qu'elle frappait, sans le manquer jamais, un but mystérieux d'une sensibilité inouïe caché dans les profondeurs de son être. Mais, ô prodige! la blessure se guérissait dès que le but mystérieux était touché, et la douleur se métamorphosait immédiatement en une volupté indicible. Les sensations alternaient dans un laps de temps tellement insaisissable qu'elles étaient comme simultanées; c'est pourquoi Julienne ne pouvait elle-même dire si elle avait à s'attrister ou à se réjouir. Profondément émue, oppressée, inquiète, des larmes plein les yeux, elle était frémissante comme les cordes. d'une harpe sur lesquelles la main vient de préluder, et dont les vibrations muettes se prolongent longtemps encore après que l'instrument a cessé de résonner.

XVII

LA FLÈCHE DU PARTHE.

Avec la meilleur volonté du monde, madame Simon ne pouvait se tromper à la démarche de M. de Berlerault, et ne lui pas attri-buer sa signification véritable: un moyen de faire connaître de quels sentiments il était aimé, sans risquer de la froisser. N'ayant jamais avoué qu'Otto Sauvage et lui ne faisaient qu'un, il se ména. geait une porte de retraite pour le cas où Julienne aurait mal accueilli sa confidence. En agissant ainsi, il prouvait à la jeune femme qu'il la savait en possession de son secret; mais leur situation avait cela de piquant que, ne s'étant fait l'un à l'autre aucune révélation, ils se trouvaient obligés de garder chacun son masque, et de se conduire comme si cette passion, qui les intéressait si directement, s'appliquait à des personnages éloignés d'eux.

Précisément à cause de la bizarrerie de sa position, et par un raisonnement analogue à celui de l'autruche, qui se croit cachée quand sa tête est masquée par un arbre, Julienne, à la faveur decet incognito de convention, reprit bientôt son assurance. La nuit. qui s'épaississait, à mesure que les étoiles se détachaient dans le ciel devenu d'un bleu sombre, la protégeait plus efficacement, en ce qu'elle dissimulait sur sa jolie figure les traces de son émotion. Elle eut la force de réagir contre celle qui l'avait gagnée; et lorsque M. de Berlerault eut fini, elle lui demanda simplement de lui. laisser cette lettre, qu'elle était bien aise de la relire. Si son inspiration fut bonne, c'est ce qui, en l'examinant de sang-froid, peut paraître douteux. Elle ajouta, il est vrai, pour justifier sa fantaisie, qu'elle désirait mettre à profit l'occasion de surprendre un des incidents de la vie réelle d'un écrivain célèbre, pour le juger comme homme, elle qui ne connaissait de lui que son talent de romancier. M. de Berlerault ne vit pas moins là un encouragement indirect qui le conforta. On convint que la lettre serait rendue le lendemain. S'il fut exact à la venir chercher, nul n'en sera surpris.

La mise en scène était à peu près la même que la veille, sauf que madame Simon était dans le hamac, au lieu d'être assise sur un fauteuil de jardin. On n'aurait pas dit qu'elle était émue, à n'examiner que son visage; malheureusement, elle ne put empêcher sa main de trembler un peu, lorsqu'elle toucha celle de son voisin pour lui remettre la fameuse lettre. Elle la lui avait tendue sans rien dire; M. de Berlerault s'empara de la main, et la retenant dans les siennes !

-N'avez-vous donc pas eu la tentation de la garder, Julienne? dit-il tout bas, d'une voix pénétrée; ne savez-vous pas que chez vous elle était à son adresse?

On ne pourrait mieux dépeindre l'état de la jeune femme à ces paroles, qu'en le comparant à celui d'un enfant qui, en jouant avec du feu, a allumé un incendie qu'il voit subitement éclater avec violence. Effaré, il voudrait s'enfuir, et la terreur le cloue au sol. Ainsi, elle fut assaillie d'une sorte d'épouvante, cependant qui n'était pas sans charme. Après quelques secondes, que M. de Berlerault trouva longues comme des heures, et retirant sa main :

-Je le savais, répondit-elle lentement; mais, continua-t-elle avec une certaine méchanceté qui ne donnait pas à penser toutefois qu'elle eut l'âme bien noire, pouvais-je en être sûre tant que vous ne me l'aviez pas dit?... Eh bien! franchement, reprit elle après une pause et d'un ton singulièrement calme, tout cela est-il raisonnable?

-Raisonnable! s'écria M. de Berlerault avec une impétuosité qui arracha un petit cri à Julienne, mais qui vraisemblablement, ne lui déplut pas outre mesure; j'avoue que je ne me le suis pas demandé. Ce que je sais, c'est que j'ai pour vous l'amour le plus tendre et le plus vif; que depuis tantôt un an, je lutte et je me désespère, comprimant sottement les battements de mon pauvre cœur, me repaissant de votre vue et n'osant rien vous dire ! Loin des précautions et des mystères! le torrent est plus fort que moi, il rompt ses digues et se déchaîne. Mes hésitations n'ont que trop duré déjà. Se peut-il que j'aie tardé si longtemps? j'en rougis, je ne l'explique ni ne le comprends! Car enfin, s'il existe une infinité de manières de dire à une femme qu'on l'adore, il n'en est qu'une de le lui prouver honnêtement, et, vous et moi, nous sommes libres. D'un mot, vous pouvez maintenant prononcer sur mon sort; ditesle donc, ce mot; je vous en conjure, la perplexité où je suis me tue! De quoi vous sert de m'infliger, en la prolongeant, le plus cruel des supplices!...

Cet accent passionné, qui faisait passer par tout le corps de la jeune femme de légers frissonnements, avait quelque chose d'entraînant qui la charmait, quoiqu'elle en eût. Vainement elle essayait de se roidir, pour se soustraire à l'effet que ce langage avait produit sur elle. Son insuccès était si complet qu'après que M. de Berlerault eut fini de parler, son premier sentiment fut un regret de ne plus entendre l'harmonieuse mélodie qui venait de la bercer. Mais ce n'était pas le moment de s'abandonner inconsidérément. La crise avait d'impérieuses exigences, dont la moindre était de rendre une réponse immédiate indispensable. Julienne n'était guère capable de la donner, cette réponse. Pâle, ce qui était à peine visible à

cause de la pénombre, les yeux baissés et les lèvres graves, elle restait silencieuse, en proie à une agitation intérieure que trahissaient les battements précipités de son sein. Elle tenait à la main un gros bouquet de roses, dont Bardeau, qui avait quelque chose à lui demander, lui avait fait hommage après le dîner, et distraitement, par contenance, elle enlevait un à un les pétales rouges et parfumés qui retombaient sur sa robe. On sait avec quelle facilité les femmes se tirent des situations les plus critiques. En réalité, son silence fut très-court.

-Il est toujours facile à un homme, répondit-elle, d'assurer qu'il souffre depuis un an. Cela ne prouve rien. Qui le démontre, et comment le constater?

-Doutez-vous donc de moi, grand Dieu ?

-Ce n'est pas cela...Quelle idée avez-vous de nous? Supposezvous qu'on cède à trois mots de galanterie ?

-Mais je vous aime, Julienne!

-Pourquoi me dites-vous cela? qui vous l'a demandé? Si vous êtes bouleversé, j'étais bien tranquille, moi, dans cette retraite où je suis venue chercher le repos. Vous ai-je attiré ou provoqué en quelque façon ? Avez-vous seulement réfléchi s'il m'était possible de vous écouter? Savez vous enfin si vos paroles ne vont pas troubler, sans utilité pour vous et cruellement pour moi, une existence vouée à l'oubli?

-Julienne, je vous aime!

-Je ne crois pas, et je ne le veux pas croire. Vous ne connaissez pas mon passé ; je connais le vôtre, vous-même me l'avez raconté. Rappelez-vous les circonstances qui vous ont déterminé à vous. réfugier à Val-Rouvray, comme dans une tombe anticipée. Conciliez ce que vous m'avez dit autrefois avec ce que vous me dites maintenant. Si vos souvenirs se sont effacés devant cette passion que vous annoncez, il faut donc du même coup que j'oublie aussi les miens? Vous avez la puissance de les anéantir, sans doute, comme vous avez eu raison des vôtres !...Non, encore une fois, je ne vous crois pas. Vous étiez plus franc et plus vrai le jour où, dans un de vos livres, vous avez écrit ceci : "La plante d'amour ne pousse qu'une fois dans le cœur de l'homme."

Les sentiments qui agitaient madame Simon ressortent des paroles que nous venons de rapporter. On conçoit qu'elle fut trèspréoccupée; aussi n'avait-elle pas interrompu l'œuvre de destruction commencée sur son bouquet. Elle y procédait avec une ardeur saccadée, qui avait accumulé autour d'elle une véritable jonchée de feuilles de rose. Ce qui lui restait dans la main n'était plus des fleurs, mais seulement quelque pétales survivante encor au carnage

3

général. Elle continua de les arracher avec une sorte de fièvre, et reprit, avant que M. de Berlerault eût eu le temps de se disculper:

-Les hommes sont-ils donc si naïvement égoïstes et personnels qu'ils n'ont même pas conscience du mal qu'ils font, et qu'on les surprend quand on le leur révêle ! Une passion surgit en eux, ils déclarent que depuis un an ils sont torturés; vite, la pauvre femme qui reçoit ce bel aveu doit s'incliner. De résistance, ces messieurs n'en admettent aucune; ils ont une passion! qui oserait ne pas marcher droit devant ce gros mot? Une de nous relève-t-elle la tête, en objectant timidement qu'elle ne s'appartient plus allons donc ! c'est bien de cela qu'il s'agit. On lui démontre, sans discussion, qu'il est tout à fait inutile qu'elle exprime son opinion. On l'aime; cela ne lui suffit-il pas? Qu'exige-t-elle de plus? S'obstine-t-elle, malgré tout, à ne pas céder: ah! alors, on lui prouve tout aussitôt le cas qu'on faisait d'elle. L'idole, élevée si haut sur un trône étincelant, on la jette brusquement à terre. Elle est insensible ou lâche, cruelle, façonnée de marbre ou de boue, selon les inspirations. De l'encensoir dont on se servait pour brûler à ses pieds un grossier parfum, ne s'exhale plus que des bouffées de colère vaniteuse, d'envie mécontente et malsaine, de rage sourde, envenimée de dédain. Nous devons nous rendre à merci, pieds et poinds liés, à la première attaque, sous peine d'être indignes de vivre. Bouches mielleuses, cœurs légers, vous êtes comme ces fleurs. Vos paroles sont aussi séduisantes que leur corolle est parfumée. Le vent qui souffle emporte au loin les feuilles desséchées de la rose; de ce que vous avez murmuré à notre oreille dans une heure d'entrainement, le souvenir s'éteint en vous. Et les choses adorables qui nous avaient charmées : un beau bouquet, un homme tendrement épris, ne sont plus rien qu'un'informe paquet de tiges hérissées d'épines, un amant blasé, bardé d'indifférence et de doute, ne se donnant plus la peine de dissimuler la satiété qui l'écœure! Toujours trompées et toujours! trahies, sacrifiées à vos intérêts, à l'orgeuil, à l'amour-propre qui passent avant nous, malheureuses, nous trainons notre vie entre des espérances qu'on exalte à plaisir et des déceptions dont on ne cherche même pas à nous amortir le froissement brutal! C'est ce que vous appelez l'amour? Eh bien ! je le déteste et je le maudis, car, sans lui, moi aussi j'aurais peut-être été heureuse !..."

D'un geste rapide, traduction fidèle de sa pensée, madame Simon jeta loin d'elle le squelette de son bouquet et s'arrêta éperdue. Elle était dans une agitation insolite. Non-seulement M. de Berlerault l'avait jamais vue ainsi, mais encore il ne supposait pas, d'après la connaissance superficielle qu'il avait de son caractère, qu'elle fût

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