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En était-il donc là, et l'amour qu'il avait un instant éprouvé pour madame Simon était-il déjà si fort que, désabusé sur le compte de la jeune veuve, il n'aspirât plus qu'à fuir avec empressement les lieux qu'elle habitait dans l'espoir d'y laisser aussi sa souffrance! A cette pensée, Carina, éperdue, doutait de la réussite complète de ses plans, et sentait sa puissance sur le point de se fondre. C'était une raison de plus pour qu'elle se hâta de toutes ses forces. Une fois hors de Val-Rouvray, et M. de Berlerault éloigné du dangereux voisinage de Julienne, elle ne craignait plus rien. Loin des yeux, loin du cœur, disait-elle. Cette maxime n'est pas d'une exactitude rigoureuse, heureusement pour l'espèce humaine. L'absence est un remède prôné contre l'amour; bien peu résistent à ses effets. Peut-être est-ce vrai à vingt ans, alors que l'enivrement de la jeunesse rend à l'homme la distraction aimable et l'oubli facile; mais à l'âge auquel touchait M. de Berlerault, il en est tout autrement. La vie a perdu de ses enchantements, l'espoir en l'avenir ne vient plus en aide à la mobilité naturelle de nos impressions, le souvenir au lieu de s'effacer se concentre et s'immobilise.

Entre la coupe et les lèvres, il y a place pour un malheur; ce proverbe, développé par un de nos plus grands poëtes contemporains, était toujours présent à la mémoire de Carina qui, sous l'obsession d'une crainte indéfinissable, celle qui se fait jour souvent à travers nos joies comme pour nous pénétrer de leur néant, activait avec une ardeur fébrile tous les préparatifs. Elle gémissait d'être au dépourvu, et chassait à grand'peine des pressentiments de mauvais augure.

En définitive, les craintes vagues n'avaient qu'une action secondaires sur son esprit positif, et elle affecta de ne pas s'y arrêter. Seulement, elle déploya toutes les ressources de son habileté, pour empêcher qu'avant son départ, M. de Berlerault revit madame Simon. Ce qu'elle fit, afin de le soumettre à une surveillance occulte mais continue, est presque incroyable. Non-seulement elle joua le Miserere et, après ce morceau, une autre mélodie adressée à la chaste Phœbé, que Bellini a mise sur les lèvres de Norma et qu'aftionnait aussi son maître, mais encore elle s'imposa la pénible obligation de ne pas le perdre de vue. Elle se multipliait, et, comme si elle eût reçu le don d'ubiquité, apparaissait simultanément sur tous les points de la maison. Heureusement, il fut facile à surveiller. Il ne sortit presque pas de chez lui. Toutes ses promenades il les faisait dans son parc s'il pensait à Julienne, c'est ce que nul ne pourrait dire. Du moins, ne témoignait-il par rien qu'il fût occupé d'elle.

Le voyant dans de si bonnes conditions, Carina se relâcha de sa

vigilance. Il n'en est pas de si absolue qui n'ait ses instants d'oubli, celle de l'institutrice eut, de plus, une suspension forcée; elle fut obligée d'aller à Château-Chinon, acheter différents objets nécessaires pour le voyage. Elle partit sans inquiétude, car son absence ne devait pas se prolonger au delà de quelques heures. Encore, poussa-t-elle la prévoyance jusqu'à n'employer que la matinée à cette excursion. Elle eut tort. La voiture qui l'emportait n'avait pas dépassé les limites de la propriété de M. de Berlerault, que celui-ci s'avisa qu'il serait inconvenant à lui de ne pas prendre congé de madame Simon. Il n'avait eu avec elle que d'excellentes relations, et quelle que fût sa conduite qui, après tous, ne le regardait pas, la plus vulgaire politesse lui interdisait de la traiter avec une grossièreté qui n'aurait pas d'excuse. Ce disant, il alla lui faire ses adieux. Cette visite fut très-courte, mais elle fut aussi décisive. A ce point que Carina, lors de son retour, s'aperçut immédiatement d'un changement étrange et inexplicable. M. de Berlerault n'était plus le même. Froid, guindé, sombre comme au plus mauvais jours, il n'ouvrait pas la bouche et semblait absorbé par une préoccupation intense.

Cela dura trois jours, pendant lesquels l'institutrice eut la douleur de voir successivement tous ses moyens d'action manquer leur effet. Rien ne retenait plus son maître auprès d'elle, et il évitait le tête-à-tête, ce n'était que trop évident. Parlait-elle, il répon. dait par monosyllabes. Enfin son anxiété, déjà énorme, se changea en une angoisse véritable; il n'était plus question du voyage. Lui, si pressé de partir, avait l'air d'avoir renoncé à ce déplacement. Carina ne se fût certainement pas effrayée outre mesure d'un obstacle visible, d'une objection clairement formulée; elle ne put résister à ce vague mystérieux, où le danger ne se montrait qu'à l'état de soupçon. Elle n'osait pas demander d'explications, dans la crainte qu'on les lui refusât. D'ailleurs, il y avait quelque chose sous roche, elle le flairait et ne pouvait le définir. Alors elle perdit la tête, et usa d'un biais, tout à fait en rapport avec son caractère cauteleux, et qui, dans sa pensée, devait ressusciter son influence compromise. Un matin, au déjeuner, elle parut pâle, défaite, la figure alterée, les yeux rougis. Elle répondit aux questions que ne manqua pas de lui faire M. de Berlerault à ce sujet, de manière à exciter sa curiosité, sinon son intérêt, et avec assez d'adresse pour qu'il comprit qu'il était coupable de la négliger ainsi. Il insista, quoique avec une contrainte visible. Pareil au malheureux saisi par l'engrenage d'une machine, il s'était assez avancé pour n'avoir plus la possibilité de se dégager. Carina le manœuvrait encore avec assez de facilité; elle constata le fait non sans plaisir. C'est ainsi qu'elle

n'avoua pas elle-même ce qui causait son chagrin, elle obligea M.. de Berlerault à le deviner, et eut le talent de se faire arracher, par lui, une maudite lettre qu'elle s'obstinait à cacher fort mal.

Cette lettre, un billet plutôt, était remarquable par sa brièveté laconique, et par l'absence de signature; l'auteur y complimentait Carina, dans un style réservé et plein de discrétion, de sa beauté et de sa grâce, appuyant un peu sur ses qualités d'institutrice, mais la blâmait par une insinuation qu'adoucissait à peine le choix de l'expression, de ne pas borner ses soins à l'enfant dont l'éducation lui était confiée, et d'entreprendre aussi celle du père.

Bien que la poste se fût chargée du transport de cette missive, il était absolument impossible de distinguer d'où elle venait, tant le timbre était effacé. Le signe particulier du bureau rural d'où dépendait Val-Rouvrav était seul apparent. L'écriture était fine, déliée, proprette, penchée de gauche à droite et évidemment déguisée; elle n'apprenait rien, pas plus que le papier et l'enveloppe. M. de Berlerault examina longtemps le tout. Carina les yeux baissés, comme il convenait, était immobile; seulement, de moment en moment elle essuyait ses larmes, et alors elle arrêtait, à la dérobée, sur son maître un regard furtif et net; car son sangfroid l'abandonnait rarement. M. de Berlerault finit par serrer la lettre dans sa poche.

---Je vous rendrai cela plus tard, dit-il froidement.

G. DE PARSEVAL-DESCHÊNES.

(A continuer.)

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CHRONIQUE DU MOIS.

Enfin, le printemps nous est arrivé. Toujours frais, toujours joyeux, la figure rayonnante de clarté, cet aimable vieillard fait encore sourire la nature qui se pare. Tout renaît: l'herbe timide lève sa tige, le bourgeon s'épanouit, la fleur reprend ses couleurs et la brise caresse les plantes trop longtemps disparues. A la campagne, l'hirondelle arrive, le merle chante, c'est beau, c'est splendide. Pourquoi les hommes ne sont-ils pas comme les petits oiseaux?

C'est le temps des nouvelles modes; les costumes sont renouvelés, ils sont légers et coquets; mais que d'esclaves ils font? Il n'y a pas à en douter, la mode fait souvent le moine dans notre société ; mais elle conduit infailliblement au ridicule ceux qui n'ont que ce moyen de se distinguer. Voyons plutôt : le pantalon se porte étroit; mais il s'en suit que si la distinction consiste dans l'étroitesse du pantalon, plus il est étroit, plus on est distingué, et jusqu'à ce que la gente masculine soit gênée dans son enveloppe et qu'elle devienne ridicule, elle retréciera. D'ailleurs, arrivé à ce degré si on en restait là, ceux qui suivent en moyens seraient arrivés au même degré, et ils imiteraient les gandins; ce ne sera pas le cas, ils sont déroutés et le chic se trouve dans le contraire. Oh! tailleurs, vous méritez bien un peu de rester créanciers perpétuels de ceux que vous déguisez, parce que vous leur faites croire en définitive qu'ils ne sont plus les mêmes qui se sont endettés envers vous l'année précédente......

Dans tous les cas notre fleuve a suivi ses anciennes habitudes, et a secoué sa lourde enveloppe, pour redevenir limpide. Les navires arrivent gaiement sur ses flots passagers; les mats ornent nos ports et le commerce commence à circuler par les artères naturels. Notre hiver a été peu rigoureux; mais c'est toujours

l'hiver où les communications avec l'étranger sont interceptées dans leur voie directe. Nos cultivateurs consomment dans cette saison une partie de ce qu'ils récoltent, et, il faut le dire, ils ne profitent pas des longs loisirs que ce temps leur accorde pour exercer une foule de petites industries domestiques qui seraient pour eux une source de richesse.

Mais j'entends le bruit des fanfares. J'ouvre ma fenêtre et des bataillons s'écoulent en cadence à l'ombre du drapeau britannique; mes instincts militaires se réveillent et je me dirige vers le Champ de Mars. Les milices sont sur pied. Mais oui, le pays est en armes : ce sont ces coquins de Féniens qui nous menacent ou font semblant de nous menacer. Quoiqu'il en soit, ce mouvement a son bon côté de mettre les fonds publics en circulation, et surtout, de jeter dans notre population cet esprit militaire qui aura de bons effets, s'il est bien dirigé. Le militaire doit être brave, loyal et franc, et si on fait connaitre le prix de l'honneur, on aura appris à nos jeunes Canadiens une science qui vaudra plus que le maniement des armes et qui durera plus longtemps.

Mais gare aux garnisons; c'est malsain, surtout quand la solde n'est pas légère.

Quelqu'un suppose qu'on veut diriger nos miliciens vers le Nord Ouest. C'est une comédie, si le territoire ne nous est pas encore transféré; mais une comédie inventée pour jeter le désarroi dans le camp. De quel droit enverrait-on nos neveux et nos frères combattre pour pacifier un pays qui appartient encore à une compagnie d'aventuriers? Mais, c'est la grande question du jour.

Riel, le fameux Riel, l'ours du Nord, vient de porter un coup de griffe sur le drapeau britannique! Grand émoi. Examinons les faits:

Le territoire du Nord-Ouest, cédé à la compagnie de la Baie d'Hudson par l'Angleterre, qui n'avait conservé que sa qualité de suzerain, ne voulut pas recevoir les envoyés de notre gouvernement. Les métis se sont levés et ne voulurent pas être livrés par une compagnie qu'ils prétendaient n'avoir pas le droit de les vendre; et comme sujets anglais, ils voulurent avoir l'initiative de régler les bases et les conditions de leur constitution. La compagnie étant déchue il ne restait plus de gouvernement. Il en fallait un provisoire et Riel le forma; avec le pouvoir de débattre les conditions du nouvel ordre de choses.

Un nommé Scott menace l'existence de ce gouvernement dans la personne de son chef, qui le condamna après lui avoir pardonné plusieurs fois. Belle occasion pour McDougall de venger sa défaite; le fanatisme religieux s'en mêle; on accuse le clergé, qu'on a si souvent accusé d'être trop soumis, d'avoir trempé dans cette

résistance.

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