CAUSERIE. LES LAURENTIENNES. Tel est le titre d'un joli petit recueil de poésies que le comité de rédaction de la Revue Canadienne me charge d'apprécier. Joli est vraiment l'épithête qui convient à tous égards à ce petit volome: il est joli à voir, joli à toucher, joli à lire, et le luxe de la typographie le dispute à l'élégance des vers. Lors même que la strophe se traîne un peu, elle a toujours l'air allègre et pimpant dans cette jolie ceinture rouge dont M. Senécal l'a ornée. L'alexandrin seul semble un peu à la gêne dans ce cadre, et menace parfois de l'enjamber. Mais l'enjambement, défendu en poésie, est peutêtre permis en typographie. En publiant Mes Loisirs, M. L. H. Fréchette se posait cette question : Ce livre contient-il une idée ?-Et il répondait franchement et candidement : Non. Si je me pose la même question au sujet des Laurentiennes, je crois qu'il est juste de répondre: oui, ce livre contient une idée; il est l'expression d'un grand amour, l'amour de la patrie. A chaque page, je pourrais dire, à chaque strophe, l'amour de la patrie resplendit. C'est le sentiment qui inspire le poëte, c'est le feu qui l'échauffe, c'est l'aliment qui le soutient, c'est l'étoile qui éclaire ses pas dans l'ombre de ses rêves évanouis; c'est le rayon de soleil qui perce ses nuages et illumine sa mansarde. Quand il souffre, il jette un regard au grand fleuve qui arrose sa patrie et qu'il a chanté, il contemple nos grands lacs, nos forêts et nos montagnes, et de son cœur consolé jaillissent des accents d'allégresse. Le chagrin ne fait pas long séjour dans son cœur, et quels que soient les nuages qui couvrent son existence, il s'enivre au spectacle de notre belle patrie, il tressaille en entendant son nom, et il émiette en chantant le pain noir de la vie : J'aime une chose-un nom tout puissant et sublime, La cité, la colline et l'agreste chaumière Il me suffit à moi pour diriger ma vie, Pour attendre sans crainte un pire lendemain : L'amour de la patrie, voilà donc le sentiment qui a inspiré M. Sulte; faire aimer la patrie, voilà donc le but de son livre; et comme le SaintLaurent a été pour ainsi dire la source de ses inspirations, il en a tiré le titre même de son œuvre. Ses poésies sont donc essentiellement canadiennes, et c'est un mérite qu'il ne faut pas taire, en ces temps où la nationalité canadienne française doit s'affirmer hautement. Elles s'adressent à toutes les classes de notre société, et tous les lecteurs y trouveront une pièce ou du moins une strophe qui leur conviendra. Quel est le Canadien-Français qui ne lira pas avec plaisir l'Evangile, les Colons, au St. Laurent, les Bucherons, les Fils du St. Laurent, le Défricheur, le Bon Pasteur, le Canada Français à l'Angleterre, la Chanson de l'Exilé, et tant d'autres poésies dont les titres trahissent la même origine et respirent le même arôme national? Tel est donc le caractère général de ce recueil de vers. Il chante le Canada et ses beautés, ses droits et ses devoirs, ses douleurs et ses espérances. Il évoque le passé et en célèbre toutes les gloires; il rappelle le présent et en traduit les leçons; il s'élance vers l'avenir, et flatte nos rêves d'or. C'est un hymne qui se répète, et dont les échos vont sur tous les sentiers réveiller le patriotisme endormi. "J'aime les souvenirs évoqués par l'histoire "Où le patriotisme, endormi de nos jours "Se ranime soudain à ce foyer de gloire "Et rouvre au sein du peuple un champ pour ses amours "Portons vers les aïeux un regard salutaire "Hélas! dans notre orgueil habile à nous complaire "Il arrive souvent que nous les oublions! "Notre passé réclame un reflet populaire "Enseignons l'avenir par nos traditions : "Consultons le passé, gardons nos mœurs austères "Demeurez parmi nous, vertus héréditaires: "Travail, contentement, franchise, aménité!" Voilà précisément ce que sont les Laurentiennes : un reflet populaire de notre passé. Apprécions-en maintenant avec impartialité le mérite poétique. M. Benjamin Sulte ne ressemble pas aux autres poëtes canadiens, son genre est tout différent. Il n'a pas la grandeur et l'élévation de notre regretté Crémazie, ni le lyrisme et l'éclat de M. L. H. Fréchette, ni la chaleur et la noblesse de M. Pamphile Lemay; ce qui le distingue, c'est une simplicité élégante et gracieuse, un style naturel, facile et délicat, moins fait pour l'ode que pour la chanson, plus propre à l'idylle qu'au poëme héroïque. Son vers est harmonieux et bien découpé; sa phrase est claire, égale et sans clinquant. 1 Les Laurentiennes. Ecoutez ces couplets qui me font souvenir des accents bretons de Brizeux : LA VIEILLE CHANSON. A l'ombre du bois solitaire Sa voix s'élevait douce et pleine, Quand je passe par les prairies, C'était un récit légendaire Quand je passe par les prairies La jeune fille et sa vieille chanson. Poésie antique et naïve, Reflet des jours de nos aïeux, Aux froides douceurs d'aujourd'hui, Quand je passe par les prairies, Vous avez bercé notre enfance, Quels souvenirs valent ces vieux refrains? Restez ! Il est à la veillée Mille voix pour vous répéter! Le poëte sous la feuillée Aime tant à vous écouter! Quand je passe par les prairies, Parfois ce style naïf s'élève et devient pompeux; c'est ainsi qu'en parlant des fils du St. Laurent que le yankéisme a séduits, le poëte laisse échapper ces nobles accents: "De la postérité la justice implacable Et, posant froidement sa marque ineffaçable, Mais que dire, O douleur, des hommes sacriléges, Le sang qu'ils ont vendu c'est le sang de leur frères ! Et souiller de leurs pas les bords du St. Laurent! Vous que le destin ramène sur vos plages Que là sont ses exploits! qu'il sera fort et grand Ailleurs, le poëte s'attendrit, et la stance revêt une teinte mélancholique et rêveuse. L'idylle fait place à l'élégie et le ton devient plaintif et tendre: Au fond d'un val sous les ombrages, Un voyageur s'en va marchant, Une voix perce les feuillages C'est un air du pays! un doux et triste chant ! Cette Chanson de l'Exilé est une poésie touchante, mais elle n'égale pas ce récit douloureux qui a pour titre: le Tombeau du Marin. Ce n'est pas seulement une plainte éloquente; c'est un acte de foi, d'espérance et d'amour! J'ai déjà multiplié les citations; mais je ne puis me dispenser de citer encore quelques-unes de ces stances où le poète, agenouillé sur le tombeau de son père, se ressouvient de ces jours de douleurs qui l'ont rendu fort et courageux : Plongé dans sa tristesse Il se souvint qu'un soir au milieu de Décembre Dans la triste maison où tomba la nouvelle, Il se souvint de plus qu'en proie à la misère Le monde lui jeta sa triste indifférence Abandonné vingt ans de l'aveugle fortune, Il est un doux secret qui sêche bien des larmes ; C'est le secret de M. Sulte, et nous pourrions ajouter qu'il lui doit ce qu'il est devenu. Quel malheur, que M. L. H. Fréchette n'ait pas connu ce secret-là ! Il y a dans les Laurentiennes bien d'autres jolies pages que nous aimerions à mentionner; mais il faut savoir se borner. Au reste, le lecteur en jugera lui-même, et saura admirer comme nous les échos harmonieux de cette poésie pastorale qui est le genre propre de M. Sulte. Il voudra chanter ces ballades gracieuses et ses douces élégies qui remplissent le volume. M. Joseph Tassé a dit que M. Sulte semble peu porté à l'élégie. C'est vrai si l'élégie est nécessairement l'expression de la douleur; mais il me semble que le genre élégiaque n'exclut pas l'expression des joies douces et sereines, et des vagues rêveries de l'âme, et M. Sulte excelle à versifier ces divers sentiments. Ce qui manque à M. Sulte-car après avoir énuméré ses qualités il est utile d'indiquer ses défauts-c'est l'enthousiasme. L'enthousiasme est souvent un danger en ce qu'il peut égarer la raison; mais l'alliance bien conditionnée de l'un et de l'autre crée la véritable poésie lyrique. Aussi à part quelques pièces bien réussies, les Laurentiennes n'appartiennent pas au genre lyrique. Ce sont plutôt des poésies fugitives, appartenant quelques-unes au genre didactique, la plupart au genre pastoral et élégiaque. Je pourrais dire que toutes sont agréables à lire; mais un petit nombre produisent une émotion soutenue. Il me semble donc désirable que M. Sulte agrandisse son horizon poétique, livre davantage au souffle lyrique les voiles de sa belle imagination, et donne à ses inspirations l'ampleur qui leur manque. Je me plais à parcourir ces pages pleines de sérénité où le poète s'amuse à décrire ici les moissons jaunissantes, et là les bords fleuris d'une eau paisible; mais je serais plus charmé de le voir gravir les hauteurs de la pensée, et puiser dans un lyrisme plus soutenu des images plus grandes et des pein |